Maxime Duranté : Introduction

Bienvenue dans ce pack d’articles mis à disposition libre et gratuite pour toutes celles et tous ceux qui aiment la technicité de l’écriture littéraire. Avant de vous laisser vagabonder entre les différents sujets, je me permets une très brève entrée en matière pour préciser certains points.

Tout d’abord, cet espace concentre tout ce que j’ai pu savoir, à un instant T, sur les mécaniques de l’écriture. Mais plus important que ça, il est marqué par la façon que j’ai eue de les retranscrire et de les transmettre à un moment bien particulier de ma vie. J’ai eu beau lisser le contenu, supprimer certaines de mes saillies pas franchement utiles dans le cadre des articles, il est possible qu’il reste quelques arêtes coupantes ici et là. Je vous demande donc de bien vouloir faire preuve d’indulgence vis-à-vis du jeune chien fou que j’ai été !

Dans le même ordre d’esprit, et parce qu’il aurait fallu tout réécrire de zéro pour proposer un contenu vraiment carré, vous noterez que la mise en page n’est pas optimale, et qu’il y a quelques soucis (voire quelques fautes ?) qui se baladent au fil des pages. En outre, et je vous prie de le garder à l’esprit, les extraits choisis ne sont plus du tout représentatifs du niveau des auteurs qui me les ont prêtés. Il est fortement possible que certains extraits n’existent d’ailleurs tout simplement plus, tant ils ont été transformés au fil des ans.

Vous remarquerez rapidement que je mets en ligne un travail conséquent ; il est livré tel quel et ne sera pas modifié, même s’il y a des fautes, même si vos remarques sont pertinentes, même si je ne formulerais plus les choses de la même façon, même si j’ai découvert de nouvelles techniques entre temps, etc… J’ai trop bûché sur ces articles et il faudrait tout simplement les refaire pour être à jour ! Cela représente trop de boulot et n’a plus grand intérêt pour moi à ce stade de ma vie.

Pour résumer, il s’agit d’un don sans contrepartie aucune, qui n’est pas relié à un blog et ne me rapporte rien de particulier ! Pour les plus curieux et curieuses d’entre vous, une foire aux questions se trouve en fin de document.

Sans plus attendre, je vous souhaite une bonne lecture et des idées qui pétillent.

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (Twitter).

Maxime Duranté : Les répétitions

S’il faut bien reconnaître une qualité au français dans son usage universellement accepté, c’est sa propension à abominer la répétition, le recyclage et le manque d’inspiration : le mot s’use, il s’émousse à chaque utilisation comme n’importe quel autre outil. Certains y voient un obstacle à leur créativité : les auteurs débutants ont en effet tendance à buter sur cet écueil et à percevoir cette difficulté comme une manifestation de leur manque de talent. Ce lien de causalité provient de l’approximation selon laquelle la répétition témoigne d’une fainéantise stylistique.

Il n’y a rien de plus faux, et bien que je déteste les répétitions (et même méta-répétition, mais nous y reviendrons), il convient d’emblée de dédramatiser par quelques vérités.

— La répétition compte parmi les travers d’écriture les plus difficiles à repérer : plus vous passerez sur votre texte à la recherche de ces ignobles petits démons, moins vous arriverez à le « lire » réellement. On observe que l’attention baisse rapidement ; après deux ou trois passages, vous survolerez les mots et mangerez des bouts de phrase entiers. Lire à voix haute atténue le phénomène mais fatigue vite, à moins de s’y être rigoureusement entraîné.

En d’autres termes, n’espérez pas toutes les débusquer sans aide ! Il va de soi qu’un texte qui n’a pas été consciencieusement traité à coups de « répulsif anti-répétitions » en sera bardé sans que vous ne puissiez y faire quoi que ce soit. Il est donc normal et logique d’aborder les critiques qui rendront compte de ces répétitions avec humilité.

Parallèlement, ne tapez pas outre-mesure sur les textes qui seront soumis à votre jugement s’ils contiennent des répétitions ; à moins que ledit texte soit issu d’un processus éditorial professionnel, auquel cas foncez baïonnette au canon, il y a fort à parier que l’auteur n’était pas suffisamment entouré pour lutter contre ce fléau. Montrez-vous impitoyable dans la traque, mais courtois dans le rapport.

S’aérer, ou avancer dans son intrigue avant de revenir au texte à déminer, constitue un bon moyen de prendre suffisamment de distance avec le texte pour l’analyser plus objectivement. Ne vous contentez pas d’une relecture microscopique pour refaire une beauté à votre texte paragraphe par paragraphe toutefois : vous aurez passé des mois sur votre manuscrit, mais votre lecteur, lui, le dévorera en quelques jours au plus. Lisez donc tout d’un coup de temps en temps ; c’est la meilleure façon de se rendre compte des méta-répétitions qui parsèment votre texte et de le rééquilibrer.

— La répétition est une étape qui va vous amener à améliorer votre style. Ne la craignez pas ; dominez-la ! Il n’y a rien de plus enrichissant que de pourchasser les répétitions et de trouver un moyen élégant de les contourner : c’est ainsi qu’on déniche du vocabulaire, qu’on débusque de nouvelles métaphores, qu’on débloque des possibilités syntaxiques inexploitées, etc. Vaincre les répétitions, c’est, somme toute, se réinventer en tant qu’écrivain. Constamment.

— Il n’existe pas de méthode miracle pour enrichir votre vocabulaire, aussi cet article n’aura pas vocation à vous dresser une liste de mots utiles pour en remplacer d’autres. Creusez-vous les méninges, consultez des dictionnaires et ayez la curiosité de taper des mots « au hasard » pour vérifier leur existence ou non sur Internet. Parfois, vous aurez la surprise de déterrer un terme qui convient parfaitement à ce que vous vouliez dire !

Antidote demeure une référence sûre pour l’immense travail que son équipe a effectué en matière de synonymes, de définitions et de mises en contextes, mais aussi pour son outil correcteur extrêmement complet que vous pouvez assigner au repérage des répétitions, et ce, selon différentes sensibilités paramétrables.

Dans tous les cas, faites-vous des listes ! Repérez les mots qui vous tentent, par leur sens ou leur sonorité, et consignez-les quelque part pour ne pas les oublier ! Vous ne pouvez pas conserver la totalité de la langue française ; se rafraîchir la mémoire régulièrement en ouvrant ce genre de notes vous conditionnera à faire appel au terme avec plus d’aisance et de naturel. Il est probable qu’il se présentera de lui-même au moment opportun, bien plus que si vous vous obstinez à vouloir l’insérer immédiatement après en avoir pris connaissance.

Des exemples de mots qui traînent dans mes fichiers, mais que je n’ai pas encore casés : sabir, obsidional, imbuer, gabegie…

— Écrire en ayant la problématique des répétitions en tête, jusqu’à un certain degré non-pathologique évidemment, vous permettra de structurer votre propos de manière plus concise et plus cohérente : vous mettrez ainsi en exergue les liens logiques avec davantage de clarté, rassemblerez les éléments de la phrase qui peuvent être écrits simultanément et fluidifierez le texte dans son ensemble.

Oblitérer les répétitions n’a pas pour seul objectif la vanité du bien-parler ! Il s’agit également ici de s’astreindre à une discipline supérieure qui facilitera la transmission de vos idées au lecteur.

Convaincus ? Non ? Peu importe ! Voici quelques points de force afin de vous mettre sur la bonne piste.

La répétition syntaxique : le conteur aux ficelles trop voyantes

Un classique aux couleurs passées du déjà-vu, la répétition syntaxique concerne toutes les tournures grammaticales que vous utilisez trop souvent. À cet effet, il convient de distinguer deux catégories de répétitions syntaxiques pour comprendre à quoi l’on s’attaque :

— S’il s’agit d’une tournure rare, de celles qu’on reconnaît instantanément, et qui imprime un souvenir durable dans l’esprit du lecteur, on bannira son utilisation à moins de deux ou trois chapitres d’intervalles. L’astuce sera vidée de sa substance sinon : tout l’intérêt de ces tournures est de laisser un goût particulier dans la bouche, et on les réserve donc pour des occasions bien spécifiques qui tireront parti de leur originalité.

Des exemples de tournures rares ou suffisamment singulières pour s’essouffler rapidement :

« Tout commença… »

« Or donc… »

« Des paysans se plaignant qui d’un larcin, qui de taxes trop lourdes, qui encore d’un désaccord avec son voisin, se pressèrent devant le seigneur. »

« Il n’en avait cure. »

« Les barbares l’avaient vaincu sans coup férir. »

Vous l’aurez compris, il s’agit en général de tournures et/ou d’expressions figées qu’il est délicat d’adapter au beau milieu de phrases moins stéréotypées. Si vous en abusez, l’on vous reprochera non seulement de manquer d’imagination en vous cachant derrière des grands effets de manche, mais aussi de « forcer le trait » dans votre volonté de (trop ?) bien écrire. J’en veux pour preuve de nombreux manuscrits de Fantasy accumulant ce phrasé vieilli et rigide comme autant de sachets de poudre de Perlimpinpin, jetés aux yeux du lecteur dans l’espoir d’invoquer l’atmosphère médiévale.

N’oubliez pas non plus qu’une tournure vieillie doit s’accompagner d’un texte de haute volée pour ne pas détonner avec le corps du récit. Utilisez-les donc avec parcimonie, car elles peuvent vous piéger bien plus que vous ne l’imaginez : on les repère comme le nez au milieu de la figure, et souventefois (ça marche aussi avec ce genre d’adverbe ancien) l’on déplorera que le style de l’auteur appelant ces augustes figures ne fût pas à la hauteur de ses ambitions…

— S’il s’agit d’une tournure standard, il faudra songer à remanier l’ordre des mots en priorité pour éviter de lasser le lecteur. Que le paragraphe contienne trop de phrases en sujet verbe complément, trop de « qui », trop de « car » ou trop de « dont », il sera pertinent de faire varier le rythme de la narration en jouant sur les schémas syntaxiques : parcourez le texte à voix haute s’il faut réellement vous en persuader. Les passages redondants piègent la diction dans une sorte de somnolence préjudiciable à l’attention du lecteur. Dès lors, l’on prendra soin de faire appel à tous les mots de liaison, toutes les conjonctions, toutes les possibilités de déplacement qu’offrent les groupes nominaux.

Le cas le plus simple qui vienne en tête concernerait deux phrases sujet verbe complément à la suite :

« Sunie marcha toute la nuit durant. Elle chantonna à voix basse par désœuvrement pendant le trajet. »

Qui peut se reformuler aisément en :

« Sunie marcha toute la nuit durant. Désœuvrée, elle chantonna à voix basse pendant le trajet. »

Je vous accorde que la différence n’est pas gigantesque, mais elle améliore la qualité générale du texte et rompt la monotonie quand vous n’avez aucune autre solution à disposition.

Un exemple plus frappant, qui se sert d’une des valeurs du participe présent que j’avais détaillées dans son article dédié :

« Elle décida de prendre un bain, car elle se sentait lasse et fatiguée. [… ]

Elle sortit une demi-heure plus tard de la baignoire, car elle ne pouvait se permettre davantage de flâneries. »

Qui deviendrait :

« Elle décida de prendre un bain, car elle se sentait lasse et fatiguée. [… ]

Ne pouvant se permettre davantage de flâneries, elle sortit de la baignoire une demi-heure plus tard. »

Plus délicats à bien maîtriser mais plus puissants, « auquel », « duquel » et « dont » sont également à votre service pour agrémenter vos paragraphes de quelques artifices bien sentis :

« C’était un bijou que son père lui avait légué, un porte-bonheur que la famille Vanhardt se transmettait pour éloigner le mal de la maisonnée. »

Double « que » supprimé grâce à l’antonyme « hériter » :

« C’était un bijou dont il avait hérité de son père, un porte-bonheur que la famille Vanhardt se transmettait pour éloigner le mal de la maisonnée. »

Plus pernicieux, moins maniable mais réjouissant une fois la porte de sortie trouvée :

« Il avait cru à ces idoles de Tensril, alignées sur l’autel, droites et silencieuses. Il les observa avec un vague sentiment de nostalgie niché au creux du ventre. »

Qui peut donner :

« Ces fétiches auxquels il avait cru, ces idoles droites et silencieuses de Tensril, s’alignaient sur l’autel. Il les observa avec un vague sentiment de nostalgie niché au creux du ventre. »

Comme vous pouvez le constater, ces connecteurs logiques demandent fréquemment de revoir la tournure de la phrase dans son intégralité, voire de déplacer des bouts d’informations, d’en rajouter ou de modifier les verbes utilisés. Ils sont l’opportunité d’employer une terminologie plus raffinée et plus agréable à l’œil.

Songer à changer la classe d’un mot, c’est-à-dire de transformer un verbe en adjectif, un adjectif en nom, ou toute autre transmutation alchimique, élargira certainement vos perspectives d’écriture et augmentera votre capacité à manipuler l’ordre des mots pour entretenir l’attention du lecteur. Il s’agit d’une technique connexe à celle dite du « changement de point de vue », que nous allons traiter ci-après.

La technique du changement de point de vue

Le changement de point de vue est davantage « un truc auquel penser » qu’une technique requérant une analyse poussée. Procéder par antonymie constitue le moyen le plus simple et le plus facile d’accès pour s’éviter une répétition : plutôt que de dire que le personnage A donne au personnage B, on écrira que le personnage B reçoit du personnage A. Mettons, en guise d’illustration basique, que vous ayez trop de fois le verbe « donner » (et cela arrive régulièrement) dans une portion de votre texte. Vous pourriez analyser un enchaînement du type :

« Sunie distribua les présents aux convives. Elle donna à Arthur un pendentif, à Jules un livre, à Pierre un stylo. »

Et arriver très rapidement à la solution suivante :

« Sunie distribua les présents aux convives. Arthur reçut un pendentif, Jules un livre, Pierre un stylo. »

Evidemment, cette technique sera d’autant plus à-propos que l’importance du personnage dans le récit est élevée. Il paraît donc crucial de formuler un commentaire sur le changement de point de vue : réservez-le aux sujets qui auront un rôle au moins mineur dans votre intrigue, et évitez de placer un personnage en sujet s’il ne réapparaîtra pas pour effectuer une action par la suite. Le lecteur ne comprendrait pas pourquoi lumière est subitement faite sur un acteur dérisoire dans le récit, et il risque de lui accorder plus d’attention que vous ne le vouliez initialement. Au pire, décrivez la réaction du personnage secondaire si vous n’avez pas d’autre choix, comme dans cet exemple :

« Le domestique reçut cette marque de confiance avec un étonnement ravi. Il s’inclina par deux fois en guise de remerciements, et s’en alla derechef mander son maître. »

Petit interlude avant de passer à la suite : le changement de point de vue, c’est aussi dire qu’un personnage se tient sous l’encadrement de la porte plutôt qu’à son seuil. Utilisez les propriétés spatiales de la scène, dites-vous que si un personnage se trouve devant une chose, alors cette chose se trouve devant lui, etc. Vous verrez souvent qu’une solution existe en repérant une entité par rapport à une autre.

Plus étonnant et intéressant dans le traitement que vous pouvez en faire, le changement de point de vue peut également s’appliquer pour la description des objets en les personnifiant : il vous suffira alors d’employer un pronom personnel ou une périphrase adaptée au genre de l’objet, ce qui vous permettra de fait d’éviter de trop répéter son nom au cours du paragraphe. La proximité que vous créerez par ce biais vous ouvrira un champ lexical beaucoup plus étendu et des possibilités plus larges dans ce que vous pourrez effectivement raconter de l’objet. Consommée avec modération, cette petite astuce égaye votre texte et transforme une banale description en une véritable histoire dans l’histoire.

« Il s’était engagé sur un chemin de gravillons grisonnants conduisant à la majestueuse cathédrale, dame tout de pierre et de flèches. Un vaste gazon herbeux, fort bien entretenu, se pressait à ses pieds avec déférence et espérait baiser sa traîne de dentelle minérale. (…) Mais cette cathédrale coiffée de pointes, nantie de ses imposants contreforts, dégageait une certaine aura de puissance humaine évoquant celle de Stonehenge…

Une même intention vibrait dans les entrailles du cromlech et les fondations de cette lady qui laissait son empreinte sous l’immensité du ciel. »

Marion Roudaut, Les Prétendants.

Le processus inverse, celui qui consiste donc à transformer un personnage en objet, est tout aussi passionnant et entraîne une rafraîchissante variation dans le champ sémantique utilisé pour décrire une personne. Vous pouvez partir du principe que le changement de point de vue fait figure de description à thème ; l’écriture n’est pas assez compartimentée pour que différentes techniques ne se croisent pas de la sorte. Deux exemples issus des Serres du Griffon, tournant autour des objets tranchants :

« Corroyé, poinçonné, raviné ainsi que sa seconde peau métallique, le corps de Sunie était l’épée éraflée par des années de combat qu’on ne pouvait se résoudre à jeter malgré son usure, tant son équilibre approchait la perfection. Les rares courbes qu’elle avait pu détenir, quand elle était encore une fleur d’Ultark, s’étaient acérées sur l’affiloir de la guerre ou avaient fondu dans ses fourneaux. »

Issu de mes notes, ce passage n’est pas finalisé mais reprend l’idée :

« Il était un de ces couteaux ouvragés et délicats qu’on ne sortait qu’en de grandes occasions, afin de montrer que l’argent ne manquait pas. Son fil ne coupait pas davantage pour autant, et l’on répugnait à le préférer aux autres quand les circonstances ne l’exigeaient pas : l’on avait bien trop peur qu’il se casse entre des mains malhabiles, qu’il érafle les assiettes moins noblement faites que lui. »

La répétition du sujet : un faux problème pour le lecteur

Les auteurs débutants, plein de bonne volonté, s’alarment brusquement lorsque le problème des répétitions leur tombe sur la tête. L’on observe alors une sorte de phobie de la répétition qui s’empare d’eux et provoque des symptômes fascinants : ils ne supportent plus de répéter la moindre information, jusqu’au nom de leur personnage principal et des différents sujets qui seront le moteur de la narration.

Il paraît nécessaire de s’intéresser au rôle du sujet dans la phrase, ainsi que de son poids dans l’esprit du lecteur. Qu’est-ce que le sujet, et en quoi est-il crucial au style ? La réponse : le sujet n’a d’autre valeur que de préciser de qui on parle dans le reste de votre phrase. En conséquence, celui-ci doit être énoncé avec la plus grande clarté, et il ne doit subsister à aucun moment de doute quant à qui est appelé par la phrase. Avons-nous, alors, le loisir de sur-complexifier le sujet pour éviter la répétition ? Non : ce n’est pas votre sujet, mais bien le reste de la phrase, qui doit soutenir une représentation mentale. Le sujet n’est qu’un point de départ, un socle logique plus que sémantique. Il n’a aucune valeur autre que celle de l’information, et vous ne tirerez jamais un « oh… » émerveillé du moindre sujet, aussi adorné puisse-t-il être !

Qu’est-ce que cela entraîne concrètement ? De la lourdeur, déjà, car il n’existe pas d’appellation plus courte pour un personnage que son prénom ou, lorsque le contexte le permet, son nom de famille. Passer par des grandes périphrases (un point sera entièrement dédié à cette technique un peu plus loin) ne fait qu’allonger la phrase avant même qu’elle ne débute réellement. C’est là que se trouve la clef : votre phrase ne débute qu’après le sujet. Personne ne s’attarde sur le sujet, ou même sur le complément d’objet qui identifie le récipiendaire d’une action. Le lecteur se moque que vous ayez trois-cent-mille synonymes pour désigner tel ou tel personnage ; il veut avant toute autre chose savoir qui regarde qui, qui parle à qui, qui donne quoi à qui et qui s’énerve contre qui.

Réfrénez vos ardeurs quand vous entreprenez de débarrasser votre texte des répétitions, et ne partez pas du principe qu’un paragraphe où un personnage est seul à effectuer des actions doit nécessairement employer une demi-douzaine de synonymes pour être plaisant à la lecture. Au besoin, rassemblez les actions, faites des phrases plus longues, usez de la virgule, entrecoupez de subtils changements de point de vue, mais restez sobres surtout : un prénom, un pronom personnel, une petite appellation passe-partout type » le jeune homme/la jeune femme » et pas davantage s’il n’y a pas lieu !

Mais alors, me direz-vous, quand est-ce qu’il y a lieu, dans ce cas ? Il est indéniable que certaines périphrases semblent tomber à pic, et qu’il est rare de ne pas croiser plus exotique que « la jeune femme » pour désigner un personnage dans les manuscrits publiés. Voyons un peu comment ne pas s’emmêler les pinceaux.

La technique de la périphrase : ses atouts, les risques qu’elle engendre dans l’envie de bien faire

Le sens doit primer, en toutes circonstances, sur la beauté de la périphrase, et il n’existe dans l’absolu aucune périphrase qui ne doive être là que « pour faire joli ». De là, tout devient limpide : est-ce qu’utiliser la périphrase ajoute du sens à votre phrase ? Est-ce qu’elle revêt une valeur autre qu’informative pour le lecteur ? Ajoute-t-elle une inflexion au ressenti ? Dénote-t-elle d’un jugement de valeur, d’un clivage insurmontable entre deux personnages, d’un lien tacite qui les unirait ? En gardant en tête l’objectif de vous aider à mieux percevoir les limites et le réel enjeu de la périphrase, penchons-nous sur une étude de cas ; et quelle meilleure étude de cas que le contexte si particulier des Serres du Griffon pour la périphrase ?

Si l’auteur veut appeler le personnage principal féminin des Serres du Griffon, il dispose de :

Sunie, Tersola, le commandant, la chevaucheuse, l’officier, la légionnaire, la jeune femme, la fille du Duc, la cadette de la famille Tersola, la noble, l’aristocrate, la soldate, la combattante…

Sur le papier, je serais en mesure d’écrire un chapitre entier des Serres du Griffon sans répéter une seule fois le nom du protagoniste. Splendide, non ? Sauf que ça n’a aucun intérêt : pire, cela serait nuisible aux effets que je pourrais créer en n’usant de certaines périphrases que dans des situations précises. Le mot s’use, disais-je en guise d’introduction, et l’apparition d’un terme neuf dans le texte agit donc comme une sorte de pancarte marquée « Attention, quelque chose de significatif et signifiant se trouve ici ». Des lecteurs attentifs auront en effet remarqué qu’il existe une différence fondamentale entre « Sunie » et « le commandant Tersola », différence qui s’explique entre ce que Sunie est en tant que femme, et ce qu’elle est en tant que chef d’escadron dans la légion du griffon. Dès lors, interchanger les deux appellations sans avoir la délicatesse de les justifier affaiblirait les oppositions que je pourrais dresser entre la personnalité de Sunie et ce que le devoir lui dicte de faire.

De même, certaines périphrases parmi les plus ronflantes telle « celle qui a occis Gorthag » ne doivent jamais être dégainées à la légère : il s’agira encore une fois de circonscrire l’emploi à des cas bien spécifiques qui en tirent pleinement parti. Ce titre-là peut sembler, à première vue, beaucoup trop flagorneur pour ne pas faire tiquer le lecteur, et pourtant l’on pourrait imaginer des configurations où il serait parfaitement à sa place. En voici quelques-unes :

Pour appuyer le caractère désemparé de Sunie :

« Il n’avait pas fallu plus qu’un coup de couteau sur ses médailles pour terrasser celle qui avait occis Gorthag, le Briseur de Griffons. Sunie était anéantie. »

Pour appuyer, cette fois, le fait que quelqu’un pourrait la regarder davantage pour son fait d’armes que pour elle-même :

« Ce n’était pas avec Sunie qu’il désirait s’entretenir, mais bien avec celle qui avait occis Gorthag, l’héroïne du royaume. »

Dressez des catégories selon ce à quoi renvoie votre périphrase, ce qu’elle inspire, les valeurs qui y sont rattachées. Vous avez une combattante ? Dites « la combattante » si elle est en désaccord avec un non-combattant, dites « la combattante » si sa fierté de guerrière est mise à l’épreuve, dites encore « la combattante » alors qu’elle est au beau milieu d’un duel acharné si vous le voulez, mais ne nous servez sous aucun prétexte « la combattante » pour nous informer qu’elle se coupe un morceau de fromage ! Certaines périphrases viendront suivant le contexte : « l’humain » par opposition aux elfes qui l’entourent, « l’étranger » pour mettre en exergue la xénophobie des habitants de cette petite bourgade reculée, etc.

Évidemment, il existe des périphrases qui ne nécessitent pas autant de précautions pour être insérées dans le texte, et l’on pourra très bien appeler un Minotaure « le monstre » ou « la bête à cornes » pendant une scène de combat sans que cela ne soit porteur d’un sens supplémentaire. Suivant la cadence et l’environnement des phrases elles-mêmes, vous sentirez quand une dénomination secondaire étouffe le rythme ou, au contraire, gonfle la scène d’une prestance magistrale qu’il aurait été épineux d’obtenir autrement.

De l’utilisation des synonymes : travers fréquents et bonnes pratiques

Le synonyme est une arme aussi redoutable que dangereuse. Nombreux ceux qui sollicitent le dictionnaire de synonymes comme Louis XIV le faisait avec ses canons, en supposant qu’il s’agirait là du dernier argument des rois, celui permettant de clore le débat une bonne fois pour toutes. N’en déplaise aux férus de cette automatisation revendiquée de l’écriture, le sens exact de ce que vous souhaitez dire ne peut être inféré par aucun procédé étranger à l’application d’une volonté humaine, et vous ne devez pas vous fier aveuglément à ce qui pourrait être gribouillé sur une page lorsque la tentation de laisser autrui narrer à votre place vous tenaille.

Qu’on se le dise, le synonyme parfait n’est pas chose répandue, et il sera assez rare de pouvoir échanger un terme pour un autre sans réflexion : vous seuls pouvez déterminer ce que votre texte est censé transmettre comme message précis, et le coût des approximations associées à l’emploi des synonymes doit donc être sciemment estimé. Pis encore, innombrables sont les mots à posséder plusieurs significations bien distinctes ainsi que des emplois figés.

— En effectuant une gradation, c’est-à-dire en réalisant un crescendo ou decrescendo d’intensité entre les différents synonymes par petits bonds de proche en proche, cela afin de souligner une transition d’états ou un autre fait de cet ordre. Essayez de vous en tenir à des tournures binaires ou ternaires si vous voulez tous les glisser dans une même phrase pour générer un renforcement.

« Et c’étaient l’agacement, la colère, la fureur qui montaient en lui. »

Si les synonymes sont éparpillés, montrez le déroulement moyennant des verbes du type « transformer », « muer », « enfler » ou au contraire « apaiser », « calmer », ou encore la locution « laisser place à » etc.

— En le précisant, par exemple avec un adjectif ou un groupe supplémentaire, de manière à effectuer une translation sémantique vers la cible souhaitée. Pour traduire « chance », vous pouvez écrire « bonne fortune » ; pour traduire « ulcéré », vous pouvez écrire « excédé au point de s’en brûler l’estomac » ; pour traduire « pégase » vous pouvez écrire « cheval ailé » en tant que quasi-périphrase.

— En puisant dans les synonymes métonymiques, c’est-à-dire ceux qui désignent le tout par une partie, et en circonscrivant l’utilisation de ces mots à un cadre où seule la partie en question importe dans le message du texte. Au lieu de noter « écrivain », qui renvoie à la personne en tant que telle, vous pouvez vous servir du terme « plume », mais à la condition exprès de parler du rapport de la personne avec la littérature. « C’était une fine plume ; il écrivait admirablement. ». Hors de question de dire « La plume s’assit à table pour déguster un poulet rôti. » ! Cela n’aurait pas plus de légitimité que de sens.

De même, songez à ce qui est essentiel à la scène que vous décrivez. Une flottille de navires voguant sur les mers pourrait être désignée métonymiquement par « les voiles », car c’est ce sur quoi un observateur pourrait se focaliser en contemplant les bateaux rassemblés.

La pratique que je préconise consiste à prendre non pas le mot lui-même pour repère dans la recherche du synonyme, mais bien une expression, voire une phrase dans son entièreté. Je m’explique tout de suite avec un cas concret. Prenez la phrase :

« Une froide colère s’exprimait dans son œuvre de destruction. »

Mettons que notre ennui réside dans « froide », dans « colère », ou même dans les deux à la fois, puisque ce sont des mots d’une affligeante banalité. Comment procéder pour s’en départir sans truchement de sens, sans perdre le message originel ? Interrogez-vous sur la valeur réelle de cette phrase : quelle est-elle ? Qu’est-ce que cette phrase veut nous dire ? Nous avons ici un personnage détruisant tout, soit, mais de quelle manière ? « Froide colère » ; quelles sont les images que vous associez à ces deux mots, mis bout à bout ? Il semblerait que l’acception courante renvoie à un caractère que l’on pourrait formuler comme suit : « le personnage n’éprouve aucune pitié, il traque ses proies sans relâche et les annihile sans sourciller. » Partant de ce principe, un synonyme sémantique : « acharnement méthodique ». Voyez plutôt :

« Un acharnement méthodique s’exprimait dans son œuvre de destruction. »

La sensation procurée par la phrase est identique ; pourtant ni « acharnement » ni « méthodique » ne sont des synonymes de « colère » ou de « froide ». Ce qui compte, c’est que l’effet sur le lecteur soit préservé. Des jugeurs rétifs argueront que « colère » convoie plus de violence que « acharnement ». Je leur accorde volontiers, et les enjoins à reporter leur intellect inquisiteur sur la fin de la phrase : « destruction » explicite déjà la violence du propos ; il n’est donc nullement impératif de conserver « colère » ici.

En cas de blocage, essayez donc de reformuler par une de ces phrases longues et peu élégantes qui résument l’état d’esprit du personnage, la représentation d’une action ou d’un objet. Interrogez-vous sur l’essence profonde ; passez par une description bancale de la sensation que vous voulez imprimer, quitte à réciter à voix haute et à parler à votre ordinateur. Plus que l’incompréhension de votre famille, de votre chat ou de vos colocataires, vous obtiendrez de nouvelles pistes de réflexion, des voies de traverse qui respecteront votre intention première.

Ne perdez surtout pas l’âme de votre texte en abandonnant ce que vous vouliez exprimer au profit d’un synonyme qui vous aurait économisé cinq minutes d’effort intellectuel.

La technique de la reprise : « en », « y » et autres subterfuges

Nous n’aborderons pas « celui-ci » ou « celui-là » dans cette sous-partie : ce sont des reprises suffisamment répandues pour que le lecteur, tout comme l’écrivain, glissent dessus sans même s’apercevoir qu’une répétition a été commodément éliminée.

« En » est utilisé dans le langage courant plus que « y », mais son emploi se limite la plupart du temps à des tournures fixes du type « j’en ai envie » ou « j’en prendrai volontiers », tournures qui, si elles demeurent pratiques, ne représentent pas l’intégralité des rôles de cette petite préposition. J’attire votre regard sur les deux phrases suivantes :

« Il observa le mur de plus près. Les détails du mur avaient été gravés à l’aide d’un burin à la pointe très dure, car il existait peu de matériaux capables d’entailler de l’adamantium ainsi. »

La répétition du mot « mur » n’est pas des plus contournables. Certains écrivains chafouins tenteront la ruse que voici :

« Il observa le mur de plus près. Ses détails avaient été gravés à l’aide d’un burin à la pointe très dure, car il existait peu de matériaux capables d’entailler de l’adamantium ainsi. »

Un stratagème acceptable. La transition paraît étrange lorsqu’on s’y attarde un instant : elle présente une brusquerie expliquée non seulement par le changement subit de sujet, mais aussi par le déterminant « ses », qu’il n’est peut-être pas très avisé d’utiliser pour parler de détails gravés sur un mur. Néanmoins, le français étant une langue explicite où tous les liens logiques se doivent d’apparaître sans équivoque, il est nécessaire de préciser que le mot « détails » se rapporte à ce qui précède, et il s’agit précisément de la fonction de la préposition « en ». Nous obtenons alors :

« Il observa le mur de plus près. Les détails en avaient été gravés à l’aide d’un burin à la pointe très dure, car il existait peu de matériaux capables d’entailler de l’adamantium ainsi. »

« En » permet en outre d’exposer une conséquence directe sans avoir à recourir à un synonyme, ou à supprimer l’origine d’une conséquence à la phrase de tête. Efficace, lorsque la même palette d’émotions apparaît à haute fréquence dans un paragraphe, ou qu’un même sujet va être débattu et faire le « ping-pong » avec le personnage qui y réagit, cette valeur de la préposition fluidifie aussi la narration en lui ajoutant des connecteurs sans pour autant alourdir de beaucoup la rythmique globale. Au contraire : une insertion de « en » galvaudera régulièrement la phrase et lui confèrera de la prestance littéraire à peu de frais, tout en adoucissant les transitions.

Dans l’exemple :

« Sophie avait eu de très mauvaises expériences avec les chevaux. Elle avait développé au fil du temps une peur panique à l’égard de ces animaux. »

L’on peut s’épargner la répétition de « ces animaux » et réserver ce synonyme à une occasion ultérieure sans peine :

« Sophie avait eu de très mauvaises expériences avec les chevaux ; elle en avait développé une peur panique au fil du temps. »

J’ai pris la liberté de transformer le point en point-virgule ici.

« Y », pour sa part, présente peut-être moins d’exotisme, mais il convenait tout de même de rappeler son attrait :

« Elle demanda à voir le baron ; on l’y conduisit en grande pompe. »

Ou encore :

« Il se saisit du parchemin et l’observa un temps qui sembla infini avant d’y griffonner quelques phrases. »

Dans cette configuration, « y » nous évite un « sur celui-ci » en trois mots. Une bonne façon d’alléger la phrase et de garder du rythme pour quelque chose de plus sympathique qu’une précision aussi aride en sens, donc !

N’oubliez pas que « y » et « en » peuvent se marier avec des tournures infinitives :

« Sunie avait déjà perdu trop de temps au château du baron. Y musarder davantage ne lui apprendrait rien de plus. »

Et une périphrase de moins, une !

Pour continuer sur cette lancée, « ce dernier », une voie de traverse commune avec laquelle tout le monde semble plus ou moins familier, n’est pas la seule option existante dans la grande gamme des reprises ordinales. Citer un personnage ou un objet par sa place dans une suite dispense, en général, l’auteur de répéter sa nature : « Quatorze cavaliers [… ] le quatrième se détacha du groupe. ». « Les premiers » et « les seconds » sont également à votre disposition ; ils fournissent une alternative lorsqu’il est question de deux groupes en opposition dans la narration :

« L’on pouvait discerner deux groupes parmi les nobles qui assistaient Morann dans l’administration de l’Empire Alnorrien : les jeunes loups féroces et les vieux loups encore plus féroces.

Si les premiers étaient des adversaires formidables qui s’étaient élevés à force de tromperie, de corruption et de trahisons diverses, les seconds avaient réussi l’exploit d’inscrire leur succès dans la durée. Ce qui nécessitait une vilenie et une cruauté d’un tout autre niveau. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon (notes de Version 1).

Une autre technique de reprise consiste à allonger la phrase plutôt que de la couper en deux, si cette dernière doit porter sur un sujet évoqué dans la phrase mère. Pour ce faire, il suffit de placer le nouveau sujet en queue de phrase, de l’habiller d’une virgule, puis de le répéter tel quel avant d’en parler plus avant.

« Elle avait longuement étudié la problématique et en avait préparé un exposé, exposé qui allait beaucoup leur servir. »

La pertinence de cette astuce va de pair avec la complexité de la phrase initiale ; elle produit l’effet d’une « réinitialisation » générale, et pour peu que la syntaxique soit suffisamment claire, d’une nouvelle proposition en bonne et due forme.

La répétition assumée : mise en valeur d’un même mot

Nous avons maintenant épuisé un nombre considérable de mots à la recherche de moyens permettant d’occire les répétitions, et voilà que de nulle part débaroule cette rubrique qui les porterait aux nues ? Non-sens que cela, allez-vous m’asséner d’une voix échauffée ! Et pourtant, il existe bel et bien des répétitions souhaitables, voire stylistiquement agréables ! Comment se fait-ce ? Tout tient dans le caractère pleinement assumé de la répétition, ainsi que le titre de la rubrique le suggérait : votre lecteur doit percevoir l’intérêt de la répétition, comprendre qu’elle est délibérée et en ressentir une valeur narrative ajoutée.

Une valeur narrative ajoutée, vous dites ?

Dans les faits, répéter, c’est insister, et insister (je viens de le faire, voyez) n’est pas nécessairement néfaste à la narration ! De même, le fait de répéter permet de susciter chez le lecteur le sentiment de… ben, de répétition ! Si tel est l’enjeu d’un paragraphe, répéter vaut mieux qu’une palanquée de synonymes utilisés à plus ou moins bon escient ; certaines répétitions bien placées recentrent habilement le propos vers le sujet voulu, d’autres soulignent une opposition, etc. Tout est affaire de mise en valeur, afin de montrer à votre lecteur que vous avez usé d’une figure de style supplémentaire dans votre arsenal de conteur.

Quelques exemples pour vous servir de la répétition avec parcimonie :

— La technique du « même », qui a le mérite de dire au lecteur « cette redite est parfaitement voulue, j’en suis pleinement conscient ». Elle offre également un levier pour intensifier le sujet de la phrase ; c’est ainsi qu’on s’en servira pour ponctuer l’importance d’une date, par exemple, en écrivant « le jour même ». En ce qui concerne la répétition, on pourra l’employer de la sorte :

« Sunie elle-même n’avait aucune idée quant à la marche à suivre ; elle demeura perdue parmi ses réflexions jusqu’à ce que le feu s’éteignît dans l’âtre. »

« Elle-même » est à percevoir ici comme un renversement de « même elle » beaucoup plus avenant pour l’ouïe. En tant que marqueur différent du simple pronom personnel, il aura tendance à passer entre les mailles du filet tendu par le lecteur perfectionniste.

— La technique du démonstratif, permettant une mise en exergue similaire.

« Il lui parla en long, en large et en travers de sa pipe fétiche. Cette (fameuse ?) pipe, à l’en croire, avait été taillée dans un frêne centenaire par son arrière-arrière-arrière-grand-père. »

Insérer un adjectif donnerait un détail supplémentaire quant au ressenti du personnage sur cette anecdote palpitante.

— L’anaphore, dont il faut user pour marteler une même idée. Celle-ci peut être lexicale ou syntaxique ; vous pouvez démarrer une phrase avec la même tournure mais un contenu différent, ou avec un contenu similaire en faisant varier la tournure.

« Rompre les négociations à leur stade actuel, c’est risquer de fâcher les Redaniens, déjà. C’est nous mettre à dos le prince Dvarek, un caracoleur notoire et une grande gueule invétérée, ensuite, et c’est, enfin, ouvrir la porte à tous les bellicistes qui n’attendent que ça pour jeter de l’huile sur le feu. »

Il est toujours plus percutant de hiérarchiser une anaphore si l’intention du texte est de fournir une démonstration.

— L’emploi des locutions dédiées à la répétition même, comme « justement », « pour sa part », « quant à lui/elle » et consorts, qui la justifient en déplaçant le point focal de la phrase non pas sur le sujet, mais sur l’arrivée d’un élément perturbateur, complémentaire ou contradictoire par rapport à ce qui a été dit précédemment.

« Ils bavassèrent une demi-heure de plus ; Julie se moqua avec emphase d’un certain Monsieur Blavik, auteur du dernier livre qu’elle avait lu ces jours-ci et dont elle avait gardé un souvenir plus que mitigé. Ce qu’elle ignorait, c’est que ce Monsieur Blavik, justement, prenait son café à quelques enjambées de là. »

Je n’ai pas pu résister à l’envie de combiner démonstratif et « justement » dans cette mise en application.

La répétition en dépit de tout : un indicateur que le texte s’enlise ?

Si malgré tous les conseils prodigués jusqu’à présent, votre texte contient toujours un nombre important de répétitions et que vous ne parvenez pas à vous en dépêtrer, il sera sans doute judicieux de se poser quelques questions. En premier lieu, analysez le texte et déterminez à quelle catégorie il appartient :

— Est-ce un écrit spécialisé ? Si oui, il y a fort à parier que vous ne pourrez pas y couper : le sens doit primer sur la beauté du langage, et, les synonymes parfaits étant extrêmement rares comme avancé plus haut, il sera ardu de parler pendant des pages et des pages d’un même sujet sans réutiliser les mêmes mots. Par ailleurs, vous noterez qu’on ne retrouve qu’une quantité assez faible de synonymes périphrastiques du terme « répétition » dans le présent article. Claritas primae et nobilis maxima, ce qui ne veut rien dire mais en impose pas mal tout de même.

Les descriptions très poussées d’un engin, d’une créature ou d’un lieu risquent d’entraîner plus de répétitions qu’un survol rapide. De même, les discussions que des personnages pourraient avoir sur des thématiques bien précises, comme la politique, l’économie, la stratégie, l’informatique et autres, ne pourront pas se passer de répétitions car la technicité inhérente à ces disciplines requière de l’exactitude.

— Avez-vous réellement trouvé la phrase qui résume votre pensée avec le plus de fidélité ? Boileau, dans sa sagacité, énonçait « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. » Plutôt que d’en balancer des caisses entières et de noyer le lecteur sous une tonne de phrases tournant autour de ce que vous souhaitez véritablement transmettre, prenez le temps de conceptualiser le message pour le formuler avec les termes qui imageront au mieux votre volonté.

Un important travail sur la langue doit être réalisé en amont : vous remarquerez, en fouillant un peu, que moult termes inusuels correspondent à une situation bien définie qu’il serait impossible de décrire sans une phrase complète ou plusieurs mots au mieux. Ainsi, « alacrité » décrit à lui seul « vive gaieté », et vous libère donc deux « emplacements » pour la suite du paragraphe. Le français est votre outil ; vous devez apprendre à le connaître pour produire un texte de qualité, comme n’importe quel artisan le ferait avec son attirail.

— N’êtes-vous pas un peu frontal dans votre approche ? Il est (trop) courant de constater une certaine redondance dans les paragraphes sentimentaux, par exemple, qui se bornent à une description très indirecte et distante des émotions du personnage. Pour m’emparer d’une thématique populaire, « l’amour » et le verbe « aimer » n’admettent pas de synonymes parfaits. Tout paragraphe s’efforçant de rendre compte des élans mielleux d’un personnage vis-à-vis d’un autre serait, dans la théorie du moins, condamné à être jonché. N’est-ce pas ?

Eh bien, en fait, pas du tout.

Le souci principal que tout jeune auteur rencontre, c’est le manque de finesse avec lequel il manie les mots, pas l’inspiration. Si vous voulez montrer au lecteur à quel point un personnage A aime un personnage B, vous n’avez pas besoin d’écrire le mot « amour » plus d’une fois (ma thèse personnelle à ce propos serait même « vous n’avez pas besoin de l’écrire du tout »). Tout ce que vous avez à faire, c’est montrer (show) quelles sont les répercussions concrètes des émotions ressenties par le personnage sur sa psyché, plutôt que de nous dire (tell) les causes et de nous raconter tout le raisonnement par lequel passe le personnage. Plutôt que d’écrire « Son amour pour lui était si fort qu’elle aurait fait n’importe quoi », écrivez tout simplement « elle aurait fait n’importe quoi pour lui ». Le lecteur n’est pas un imbécile ; il saura déduire le fondement de cette profession de foi par lui-même, surtout si vous avez déjà établi ailleurs dans le texte que A aimait B !

Souvenez-vous : vous écrivez un roman, pas une thèse philosophique sur l’amour. Ne vous embourbez pas dans les ornières d’une définition grandiloquente ou d’un éloge théorique ; restez dans les bottes de votre personnage et filez ses pensées, ses réactions à la trace !

La répétition : une passade circonscrite à l’espérance de vie du mot dans votre esprit

Nous l’avions vu, dans la mesure où être éveillé à l’intégralité du vocabulaire relève de l’impossibilité, vous ne pouvez fonctionner qu’avec un lexique limité durant une séance d’écriture. De ce fait, les frontières de chaque session de travail deviennent apparentes pour l’œil aiguisé : des expressions, des mots fétiches se retrouvent à une fréquence bien plus élevée sur un laps de temps narratif plus court, car ils avaient la faveur de l’écrivain pendant quelques jours. L’on rencontrera par exemple une concentration anormale de « à sa décharge », de « il lui incombait de » et autres tournures qui, si elles ne sont pas obligatoirement rares, possèdent des équivalents qui offriraient une plus grande variété stylistique.

Pragmatiquement parlant, la meilleure marche à suivre reste encore de repérer ces amas et de les étirer sur les différentes portions du corps narratif, jusqu’à obtenir un résultat équilibré et harmonieux : il est plus que plausible que d’autres parties du roman soient saturées par des expressions ou un champ lexical bien particulier, lesquels sont absents du passage sur lequel vous vous échinez. Un simple transvasement suffira alors à égaliser le tout.

Cette approche dépasse le simple ratissage à la loupe ; il s’agit de prendre de la hauteur par rapport à l’ouvrage, et de se relire en se focalisant sur les ficelles narratives utilisées, qu’elles tiennent du vocabulaire, de l’utilisation des métaphores ou autres. Nous en venons donc à l’outil capital, celui qui vous permettra de vous confronter sans cesse à de nouveaux défis, et donc à vous renouveler, à éviter le travers commun consistant à tourner en rond dans son écriture : les méta-répétitions.

Les méta-répétitions : un atout précieux pour étoffer votre style

Toute répétition d’un stratagème, d’un champ sémantique, d’une opposition ou d’un autre mécanisme littéraire qui ne serait pas la manifestation de votre volonté, est une méta-répétition qu’il vous faut combattre.

Nous parlons ici de tics d’écriture, de cette sorte d’inexplicable bifurcation de l’esprit dès lors qu’une situation paraît sans issue. L’écrivain aborde un paragraphe, bute, s’acharne, bute encore, et à la seconde où sa résolution s’affaiblit, emprunte les chemins battus pour remâcher une tournure dont il avait été fier deux chapitres auparavant, un adjectif passe-partout dont il ne sait se défaire, une logique descriptive rassurante qu’il est habitué à mener sans difficulté. Malheureusement, un mantra n’est pas un style. Décrire trois personnages sur quatre avec l’adjectif « anguleux » n’est pas un style. Se cacher derrière des métaphores félines usées jusqu’à la corde pour décrire le moindre personnage avec un tant soit peu de grâce n’est pas un style. Décrire, enfin, tous ses personnages avec une logique « je pars de la tête et je vais jusqu’aux pieds » n’est pas non plus un style. Toutes ces chausse-trappes de l’imagination revêtent, selon moi, la nature de la méta-répétition.

Dès lors que vous vous en débarrasserez, votre style se fera élusif, insaisissable. Il s’agit également pour vous de vous confronter sans arrêt avec le pire adversaire que vous puissiez jamais rencontrer : vous-même. Dépassez vos appréhensions, regardez votre texte avec de la hauteur et apprenez à repérer, en adoptant la froide logique scientifique de celui qui ouvrirait une carcasse en deux pour en épingler les organes, tous les passages, tous les mots qui empestent le déjà-vu. Lisez vous-même comme si vous étiez le lecteur, d’une traite. Prenez la posture de quelqu’un d’exigeant, de quelqu’un qui a tout vu et tout lu dans sa vie : notez combien de fois votre esprit critique vous dictera « ça, ça ressemble pas mal à un passage qui se trouvait page… » et demandez-vous si cet exigeant lecteur n’en sera pas blasé, ennuyé. Repassez inlassablement et surtout, par-dessus tout, redistribuez les éventuelles méta-répétitions qui jalonnent le texte. Essayez de leur donner une logique si vous ne pouvez vous en débarrasser : efforcez-vous de les relier à une thématique, de les justifier en montrant qu’ils ne doivent rien au hasard. Vous maîtrisez le texte ; vous ne le subissez pas !

Les méta-répétitions seront la pierre d’achoppement de votre style. Elles vous tortureront, vous pousseront à plancher pendant une demi-heure sur un mot, une figure à propos de laquelle votre muse demeure muette. Cette souffrance est formatrice, et vous devriez profiter de cette occasion pour échanger autour de vous. Participez à des petits défis d’écriture, pliez-vous à des contraintes étrangères et laissez votre style respirer un moment. Demandez l’avis d’autres écrivains bienveillants, en leur donnant la liberté de vous dispenser des conseils construits et objectifs. De votre côté, ayez la curiosité d’analyser avec le même sérieux les textes d’autrui, et mettez un instant de côté votre subjectivité, ainsi que vos goûts, pour comprendre avec quels outils le récit a été bâti. Même si le rendu final ne vous enchante pas, il serait étonnant que vous ne tombiez pas sur un angle d’attaque intéressant dont vous pourriez vous resservir à votre sauce. Lisez entre les lignes !

Remettez-vous en question, et devenez votre plus acerbe critique.

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : Le dialogue

Je dois avouer m’être pas mal défilé avant de me coller à la rédaction de cet article, et ce, pour une raison simplissime : je crois qu’il est tout bonnement impossible de théoriser l’art de la réplique en tant que tel. Bien sûr, l’on pourrait étirer quelques vagues recommandations du type « évitez les one-liners à l’américaine » ; certes, l’on pourrait scander « visez le rendu naturel, organique ! » jusqu’à user cordes vocales et dictionnaires de synonymes ; oui enfin, cette tournure ternaire était un piège. Tout ceci me semble d’un intérêt très relatif et, s’il existe un domaine duquel il faut bannir les outrances stylistiques, c’est bien le dialogue. Vous pouvez d’ores et déjà abandonner l’idée de ressortir d’ici avec la gouaille d’Audiard ; je suis rigoureusement incapable de désosser ce qui fait qu’une répartie fait mouche. Vous l’aurez compris, je suis longtemps resté sur cet échec, à regarder la feuille blanche d’un air dépité.

Fort heureusement pour nous, la réplique est au dialogue ce que le style est à la narration : le véhicule protéiforme d’une information devant parvenir aux lectrices. S’il reste impossible de vous dire « comment acquérir un style » – fuyez tous les bonimenteurs de style –, il demeure envisageable de répertorier les différentes façons d’amener, de contenir, de rythmer ou même de circonvenir le dialogue. En ceci que le roman allie narration et dialogue, il se distingue nettement d’autres objets artistiques écrits, comme le poème, la pièce de théâtre, ou même le scénario. S’interroger sur les proportions de l’alliage n’est pas sans fondement. C’est ce qui sépare, entre autres, la fonte de l’acier.

Vous me rétorquerez : « quel rapport entre ton blabla et la qualité du dialogue ? Pourquoi l’introduction est-elle si longue ? » Eh bien, je n’ai pas de réponse à la seconde question. Quant à la première, je dirai que les meilleurs dialogues ne sont pas nécessairement les plus empreints d’esprit, les plus fins, les plus travaillés, mais ceux qui s’insèrent le mieux dans la narration, sans la tronçonner, l’étouffer, ou, au contraire, sans que la lectrice ne se rappelle subitement qu’en effet, un roman est aussi fait de dialogues ! Car lorsque vos personnages ne pensent pas, n’agissent pas, n’observent pas – trois activités composant l’essentiel de la narration –, ils parlent, et il s’agit d’une chose si singulière qu’elle est soumise à un code typographique particulier, voire à des conventions spécifiques. N’a-t-on pas consacré le schisme entre langue parlée et écrite ? Comment, alors, transformer la langue parlée en une composante harmonieuse de la langue écrite ?

J’dis point qu’on va y arriver, mais on va essayer.

I/ Identifier le locuteur

Enjeu aussi crucial que stupide quand on y songe, l’identification du locuteur – pour les anciens réfractaires aux cours de français : c’est celui qui parle – constitue le premier et principal obstacle à un dialogue fluide, agréable et « organique ». Rien de plus agaçant pour une lectrice que de ne pas pouvoir mettre une voix sur une réplique ! Il en suffit d’une, attribuée par erreur, pour que la discussion tourne à la mauvaise partie de Cluedo ; plus vous avez de participants à la conversation, plus le risque de confusion augmente. Catastrophique, n’est-ce pas ? Proprement désastreux, entends-je crier au fond de la salle ? Oui, même si j’aurais tendance à penser que… Ah ! Gardons cela en réserve pour la petite conclusion « limites » indispensable à toute dissertation.

a/ La phrase introductive

Nous l’avions vu plus haut, vos personnages agissent ; ils font des trucs ; ce ne sont pas des acteurs qui se réapproprieront le texte. Ils vous obéissent au doigt et à l’œil, avec une soumission si extrême qu’ils ne feront absolument rien sans que vous ne le leur demandiez. Conséquence : vous pouvez leur commander un geste, une mimique, une intonation qui démarrera le dialogue. Aussi dérisoire la phrase introductive peut-elle paraître, elle aura le mérite d’offrir une transition en douceur entre la narration et la conversation à proprement parler, tout en ne laissant aucune ambiguïté quant au personnage à qui la première réplique appartient.

La technique n’a de secret pour personne ; je faisais évidemment référence à :

« Marie s’éclaircit la gorge avant de prendre la parole : »

Notez, au passage, que la quasi-totalité de ces phrases peut être amputée de la partie annonçant « en clair » que le dialogue va suivre, cette information étant de facto transmise par les deux points. On est donc en droit d’écrire, sans perdre la lectrice :

« Marie s’éclaircit la gorge : »

Plus audacieusement, il est aussi possible de « joindre le geste à la parole » en accompagnant une réplique de sa phrase introductive. Utile pour qui souhaite décharger les incises, que nous verrons plus bas, ce type d’amorce requiert quelques connaissances de base en langage corporel, mais il a le mérite de compacter des comparaisons pondéreuses du type « il gifla l’air, comme pour chasser une mouche imaginaire », « elle haussa les épaules, comme pour dire “j’y peux rien” », j’en passe et des meilleures.

Ainsi, on a aisément :

Il eut un geste rageur et dit :

« C’est un détail sans importance. »

Que nous raccourcirons en :

« Il eut un geste rageur : »

L’astuce vaut en outre pour ce que les verbes de parole ne peuvent retranscrire avec concision :

« La voix de Jessica se brisa dans les aigus : »

Nous épargne la gageure d’un « hurla Jessica, d’une voix qui se brisa dans les aigus. », beaucoup plus ennuyeux pour le rythme du dialogue – surtout si la réplique ne s’achève pas sur l’incise – et à la limite de la redondance. Si la voix de Jessica se brise dans les aigus, c’est pour une raison que le contexte, tout comme le contenu de la réplique, donnera de lui-même, aussi n’aurez-vous nul besoin d’écrire « hurla ». Fiez-vous à la capacité d’immersion des lectrices pour remplir les pointillés : les émotions humaines restent ce qui nous est le plus immédiatement accessible.

Lorsque la réplique n’admet pas d’équivoque quant au ton, et qu’aucune action significative ne vous vient à l’esprit, une technique d’esquive consiste à réduire l’introductive à son minimum. J’ai, par exemple, déjà vu fulgurer des choses dans le goût de :

« Mais Pasiphaé : »

« Puis Orion: »

Sorties de leur environnement, ces introductives vestigiales en désarçonneront plus d’un ; elles prennent néanmoins leur sens en tant qu’argumentaires et contre-argumentaires au sein du débat qui animait la scène. Un as dans la manche, donc, qu’on n’abattra qu’avec parcimonie sous peine d’être accusé de triche par la lectrice soupçonneuse !

b/ La caractérisation

Grande oubliée des articles que j’ai pu lire sur le dialogue, la caractérisation est pourtant l’épine dorsale de l’écriture : sans caractérisation, vos personnages sont fades, translucides, et interchangeables. Tout au plus deviendront-ils des cintres étiquetés, glissant docilement sur le rail du scénario afin de balader la lectrice d’une scène à une autre. C’est la caractérisation qui leur confère substance. Voilà comment, sans même lire ou voir le portrait de Jan Jansen, l’inventeur gnome carburant aux navets de Baldur’s Gate II, il était possible de deviner qu’il allait nous raconter une autre de ses histoires loufoques à la masse de texte qui nous tombait dessus. Voilà pourquoi la seule présence d’un « Monsieur Potter » nous indique une réplique de Rogue, lâchée avec dédain dans le dos du héros. Nul besoin de préciser la voix traînante du professeur : vous l’avez forcément en tête, car la description du personnage et de son expression fut suffisamment complète, dès son apparition, pour que l’association se fasse.

De manière analogue, cette réplique :

« Nous le haïssons ! Fourbe ! Stupide ! »

Ne laisse le choix qu’entre Donald Trump et Gollum – un choix sur lequel la lectrice éclairée aura tôt fait de se prononcer.

C’est cet effet-là que vous devriez viser pour chacun de vos personnages principaux et, autant que faire se peut, pour les personnages secondaires récurrents. Plus vos personnages seront caractérisés, au moyen de formules, de tournures, d’un vocabulaire unique, moins il subsistera de doutes au sujet du locuteur, et par cascade, moins vous aurez à préciser les modalités de la réplique. Pour illustrer d’un cas extrême, Merwan, le Fée si discret qu’il en disparaît de chroniques où tous les autres Prétendants sont cités, est atteint d’un bégaiement très marqué ; il faudrait être animé d’une intention positivement malfaisante pour ne p-p-pas com-om-om-prendre que c-c-c-c’est lui qu-qui parle. Et arroser pareilles répliques de « bégaya-t-il », dans tous ses dérivés, confinerait à la plus inutile grotesquerie.

Un exercice formateur, passées les premières descriptions et répliques d’un personnage, serait d’écrire ses dialogues sans la moindre annotation – pas de nom comme au théâtre, pas d’introductives, pas d’incises –, de les mélanger avec les répliques d’autres personnages caractérisés, de « laisser reposer » le texte un bouquet de nuits, avec pour objectif de retrouver « kidikoi ». Si vous ne parvenez pas à trancher, il y a éventuellement matière à améliorer, attendu que le contexte soit assez explicite pour justifier une réplique colorée : tout le monde peut jurer « putain ! » en se cognant le doigt de pied dans une table, mais peu de gens s’exclameront « fieffé filou ! » en découvrant qu’ils ont été victimes d’une plaisanterie.

Attention cependant : le but de la manœuvre n’est pas de supprimer les autres marquages du locuteur en caractérisant les répliques jusqu’à l’indigestion. Ici également, le souci de bien faire pousse des auteurs et autrices en herbe à déverser des caisses d’argot, ou de tournures ampoulées, suivant les cas. Abstenez-vous. Il est parfaitement normal qu’un nombre considérable de répliques puisse correspondre à deux, trois, ou même dix personnages différents : vos personnages disent « bonjour », « salut », « merci », « ça va ? » et autres banalités très « fonctionnelles ». Au-delà de la formule prise littéralement, ce sont le ton, la vitesse avec laquelle le personnage va réagir à un salut, voire la question même de savoir s’il va réagir ou non au salut, et tout un tas d’autres micro-paramètres à ajuster, qui serviront à caractériser. Allez-y progressivement, mais minutieusement ; votre lectrice apprendra à reconnaître les tics et les manies de vos personnages au fil des pages, et elle finira par se les représenter chaque fois qu’ils parleront, sans que vous n’ayez à le rappeler à chaque intervention.

Parier sur la capacité des lectrices à reconnaître le personnage d’elles-mêmes demeurera hasardeux, en dépit de vos efforts les plus louables. Ma préconisation à ce propos sera de réserver la suppression des introductives et incises aux répliques les plus emblématiques d’une part, et de ne pas hésiter à ré-identifier le personnage après coup d’autre part, de sorte que les quelques égarées soient en mesure de se rattraper aux branches. Ainsi, une réécriture trash de Blanche Neige pourrait donner ce dialogue :

« Va te laver les mains !

—  Et toi, va te faire foutre ! »

On n’aurait aucun mal à entendre Grincheux. Mais s’il persistait une once d’incertitude, ou si « Va te faire foutre ! » était une réplique amenée un peu brutalement – pendant que Blanche Neige médite sur le sens de sa misérable vie, pourquoi pas –, l’on se fendrait éventuellement d’un « Grincheux et les autres nains ne partageaient pas exactement la même vision de l’hygiène » juste après la saillie. Ces répliques fortement colorées ont ceci de commode qu’elles invitent volontiers à l’humour, à une réflexion du personnage narrateur, ou à la mise en relief d’un discours indirect, que nous aborderons plus tard.

c/ L’incise

Ah ! L’incise, ce vaste sujet dont se sont emparés les plus influents auteurs anglo-saxons, pour en dire les plus influentes conneries. Ce fameux verbe de parole, jadis porteur de l’inversion « sujet-verbe », ainsi qu’il l’est toujours dans notre bonne vieille langue française – mais cela, aussi, paraissait insurmontable et fut aboli. L’on prêche sans cesse la dégénérescence volontaire de l’incise ; l’on voudrait qu’il se dessèche jusqu’à devenir une sorte de marqueur impotent, un palliatif voué à disparaître tout à fait. Vous me trouverez dur, mais le fait est que marteler « le verbe dire suffit » revient à marteler « peu importe le verbe, du moment que le nom du personnage apparaît ». De là à ce que ce verbe « superflu » soit éliminé, au profit d’une présentation où le nom du personnage est systématiquement imprimé, il n’y a qu’un pas… et la marche à gravir vers les sommets du prémâché n’est pas si haute qu’on pourrait le croire.

Histoire de remettre tout le monde d’équerre, l’incise de dialogue, c’est ce petit morceau disgracieux pouvant aller de « dit-elle » à « éructa-t-il, tentant de reprendre son équilibre après avoir trébuché dans une mare de boue qu’il n’avait pas vue », suivant le mauvais goût de l’auteur. Très pratique pour identifier le locuteur, l’incise est perpétuellement remise en question à l’aune des exemples aussi indélicats que celui qui vient de vous être proposé. Difficile d’en vouloir à ceux qui lui en veulent ! Les écrivains frileux à l’idée de « hacher » leurs dialogues ont cette fâcheuse tendance à employer les incises comme autant d’annexes à la narration. Je ne vous cacherai pas que le procédé m’agace.

Soyons honnêtes : l’on ne saurait établir une règle arbitraire qui fixerait le nombre maximal de mots dans une incise ; cette limite admettrait une réponse pour chaque auteur et chaque lectrice. Le flou nonobstant, l’inversion « sujet-verbe » propre à l’incise induit une syntaxe pénible, sinon abstruse, et il semble dès lors malavisé de la poursuivre outre mesure. Une feinte héritée d’antan, quand la conjonction « et » pullulait dans les textes, pourra parfois alléger sensiblement la tournure si vous tenez réellement à y intégrer un détail tiers. Ainsi, une incise dans la veine de :

« cria-t-elle, les contreforts réverbérant sa voix. »

Peut se transformer en :

« cria-t-elle, et les contreforts réverbérèrent sa voix. »

Les faucons parmi vous auront remarqué la présence d’un mot supplémentaire dans mon « allègement ». Lisez donc à voix haute ; essayez d’apprécier la fluidité du verbe actif, qui s’insère dans une meilleure continuité de l’action – le cri, PUIS l’écho ; dépoussiérez votre physique de lycée ou rematez-vous Le Bus Magique – et une meilleure concordance temporelle que le participe présent. Vous serez heureux de constater que l’artifice fonctionne aussi avec « mais », dans des situations où, faute de mieux, l’on avait lié verbe de parole et action tierce avec le sparadrap d’une simultanéité pas toujours pertinente.

« s’énerva-t-elle, tandis que Josh continuait de fixer ses pieds sans rien dire. »

Deviendra alors :

« s’énerva-t-elle, mais Josh continua de fixer ses pieds sans rien dire. »

Ce n’est pas que « tandis » était faux, mais plutôt que, premièrement, la connexion entre « s’énerver » et « Josh ne dit rien » est renforcée par l’opposition frontale du « mais », et que, deuxièmement, « tandis que » fait partie de ces locutions multifonctions dont il vaut mieux user avec parcimonie. Du reste, « mais » peut s’avérer l’unique option valable pour des cas où la concomitance est impossible à simuler. En effet :

« répéta-t-elle, mais Josh ne l’entendait toujours pas. »

Ne pourra pas être retranscrit autrement sans revenir au mode narratif. En tout état de cause, choisir de rester dans le dialogue ou de repasser à la narration dépendra principalement de la présence ou non de réponses à la réplique, ainsi que de la fréquence à laquelle vous basculez d’un mode à l’autre. Si votre dialogue est déjà très fractionné, une incise détaillée vaudra probablement mieux qu’une énième sortie ; a contrario, ignorer sciemment une possibilité d’incise pour revenir à la narration via une introductive a posteriori – je parle plus latin que français – remettra les personnages en mouvement sans casser le rythme de la scène, si vous les aviez déjà immobilisés sur quatre ou cinq répliques successives. Ces basculements peuvent être plus ou moins appuyés selon le degré de caractérisation de la réplique finale, le but étant toujours que la lectrice sache d’emblée qui parle.

Ça vous semble nébuleux ? Exerçons-nous. Dans un cas de figure comme celui-ci, où trois personnages, qu’on appellera Tom, Jennifer et Marc, ont la discussion :

« Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes, avoua Tom. (1)

— Sans déconner ? C’est pas comme si je le répétais depuis qu’on est entrés dans la forêt… ! (2)

—  On aura compris, oui. Y a que ceux qui ne prennent aucune décision qui ne peuvent jamais se planter. (3)

—  Bon, maintenant que c’est dit, on fait quoi ? (4) »

La réplique (1), si elle n’est pas introduite comme on l’a vu en a/, devrait logiquement s’accompagner d’une incise – ici, « avouer » est par ailleurs une manière épurée d’indiquer le ton. Les répliques (2) et (3), pour leur part, sont exemptes d’incises, respectivement parce que le personnage qui se plaignait – disons qu’il s’agit de Jennifer – est connu dans le contexte, et parce que Tom répond du tac au tac à la critique. On pourra de plus arguer que la ponctuation expressive, ajoutée au contenu des répliques, informe efficacement la lectrice du ton. Ceci étant évacué, la réplique (4) offre un panel de solutions assez large qui découlera principalement de ce que vous souhaitez faire, mais, ce qui est sûr et certain, c’est qu’une identification est nécessaire. Écrite de la sorte, la réplique (4) peut soit être une concession de Jennifer pour calmer le jeu, soit une intervention de Marc visant à faire cesser l’altercation ; si les trois personnages sont de jeunes adultes – une bande de potes, par exemple –, on ne pourra virtuellement pas distinguer le locuteur sans aide. Nous postulerons, pour la suite de l’illustration, que la réplique (4) appartient à Marc. De là, vous n’avez plus que dix-neuf solutions possibles – non, en réalité, seulement trois. Ou l’intervention de Marc est immédiatement suivie d’une riposte – l’incise « lança Marc » suffira –, ou elle donne lieu à un passage narratif expliquant, par exemple, que Jennifer et Tom sont désarçonnés. Dans ce dernier cas, vous pouvez opter pour la version « douce » :

« Bon, maintenant que c’est dit, on fait quoi ? lança Marc. »

Il croisa ses gros bras de boxeur sur son torse ; Jennifer et Tom lui lancèrent un regard incrédule.

Ou pour la version « dure », dans laquelle on s’appliquera à reproduire la surprise des personnages, en cachant le nom du locuteur jusqu’à l’introductive a posteriori :

« Bon, maintenant que c’est dit, on fait quoi ? »

Marc croisa ses gros bras de boxeur sur son torse ; Jennifer et Tom lui lancèrent un regard incrédule.

À présent que la question « incise ou pas incise » est réglée, sautons dans le vif de la polémique : le verbe de parole est-il aussi anecdotique que les auteurs anglo-saxons le prétendent ? Une fois n’est pas coutume, je n’écraserai pas la rumeur avec le marteau du discrédit, parce que je crois qu’un fond de vérité utile s’y cache. Certes, l’incise a pour but originel d’identifier le locuteur, comme on l’a vu ; pris sous cet angle-là, le verbe n’a qu’une importance secondaire. J’additionnerai à cela que les incises sont, typiquement, ce sur quoi les lectrices seront le moins assidues pour une double raison : d’abord, pour celle que nous venons d’évoquer – elles chercheront avant tout à identifier le locuteur –, et ensuite, parce que la langue orale, moins complexe, requiert un niveau de concentration plus faible que la narration. C’est précisément pour cette raison qu’on considère certains livres comme « faciles à lire » : vous pouvez vérifier, neuf fois sur dix, leurs dialogues sont nombreux et articulés autour d’échanges courts. Pour un bouquin, le dialogue, c’est un moment où l’on se permet de souffler un peu.

Il serait vain de penser pouvoir échapper à cette baisse de vigilance ; en d’autres termes, vous devez fonder votre écriture des répliques sur l’hypothèse la plus défavorable : la lectrice ne lira pas le contenu de votre incise et se contentera de repérer le nom du personnage. Une bonne pratique consiste donc à n’insérer le verbe de l’incise qu’après avoir totalement rédigé la réplique, de façon à apporter une précision supplémentaire, mais – toujours ! – subsidiaire. Vous pourrez alors infléchir subtilement :

« Je ne vous avais pas vue entrer, dit Sunie. »

En :

« Je ne vous avais pas vue entrer, s’étonna Sunie. »

Nuance infime, mais que les lectrices friandes de détails sauront saisir pour modifier légèrement la voix de Sunie. Les autres, celles qui n’auront accroché qu’au nom de la locutrice, entendront une intonation un tantinet plus plate, quoique tout aussi efficace scénaristiquement parlant.

Réfléchir à cette problématique m’amène à établir que l’auteur, s’il se montre économe et rusé avec ses incises, peut progressivement « rééduquer » son lectorat à y prêter un œil plus aiguisé. En gardant les incises pour les cas marginaux où aucune autre technique ne s’avère satisfaisante, l’on attire d’autant plus l’attention sur elles, par effet de rareté.

d/ L’adresse directe

J’ai eu beau me creuser la soupière, pas moyen de gribouiller une intro vaguement amusante sur cette technique conne comme la Lune, qui consiste tout bêtement à appeler le personnage dont la réplique va suivre, afin de l’identifier aux yeux des lectrices. Aussi répandu que la peste durant les plus folles années buboniques, ce stratagème ô combien ingénieux n’a besoin que d’une introductive ou d’une incise pour être lancé ; cette étape d’amorçage franchie, une chaîne sans fin de répliques peut alors débuter, chaque maillon étant raccroché au précédent par un raffinement dantesque, d’une exquisité telle que je ne saurais lui rendre justice par les mots :

« Jake ?

—  Oui, Todd ?

—  Veux-tu bien me passer la salade, Jake ?

—  Mais avec plaisir, Todd.

—  Prends ton temps, surtout, Jake !

—  Tu es toujours si pressée, Samantha.

—  Todd, je te ferais remarquer, Todd, que je sais attendre l’arrivée des bonnes choses, Todd.

—  C’est si coquin, ce que tu dis là, Samantha !

—  Oh, Cindy ! Tu as laissé traîner tes oreilles bien loin de chez toi ! Tiens ta copine à l’œil, Jake : elle a de la suite dans les idées.

—  Sacrée Samantha ! »

Vous l’avez remarqué ? Oui ? C’est exact : l’adresse directe est si irrésistiblement efficace que le dialogue ci-dessus n’a eu ni besoin de caractérisation, ni d’incises, ni même d’introductive ! D’accord, vous l’aurez remarqué aussi : c’est de la bonne grosse merde. Si ce « dialogue » est aussi outrageusement mauvais, c’est parce qu’il a beaucoup trop recours à l’adresse directe pour être crédible. C’est ce que j’ai surnommé le syndrome « passe-moi la salade », eu égard au fait que, dans la vraie vie réelle de la réalité véritable, personne ne précise le blaze du type à qui il ou elle demande la salade : c’est quelque chose d’implicite, guidé par la captation du regard de votre interlocuteur. À la rigueur, effectivement, vous pouvez commencer par appeler la personne – qui, généralement, ne répondra pas « Oui, [VOTRE PRENOM] ? » et se contentera de hausser les sourcils, dans l’expectative.

Il n’y a rien de plus factice qu’une discussion réglée par les adresses directes : on peut la décliner, à renforts d’incises, sur des pages et des pages sans ressentir l’envie de décrire les émotions, les visages, les regards, le cadre, les mouvements… Vous écrivez du théâtre sans acteurs ; vos personnages sont des entités désincarnées, incapables de se repérer dans l’espace et de se reconnaître, contraintes de s’appeler, de se chercher dans le noir telles des chauves-souris criant pour ne pas se bouffer un mur.

Oui, l’adresse directe existe ; elle peut même devenir envahissante selon le contexte – Les Serres du Griffon, avec sa tripotée de grades et de titres, en fournit une illustration protocolaire et parfois lourdingue. Vous pouvez tout à fait vous en servir ! MAIS QUAND C’EST JUSTIFIÉ. Fouillez dans vos expériences, rappelez-vous cette banquière qui vous a sorti du « Patrick » en veux-tu, en voilà, tandis qu’elle vous expliquait méthodiquement que non, l’établissement ne pouvait pas vous accorder de prêt.

Évitez simplement d’en mettre là où ça n’a pas lieu d’être : les mauvaises adresses tordent vos répliques et les font sonner horriblement faux ; votre narration est au point mort ; votre personnage principal ne pense plus ; le cadre spatio-temporel s’abîme dans les affres de l’ère glaciaire et, paradoxalement, votre intrigue va très certainement progresser à toute vitesse parce qu’aucun obstacle ne va se dresser entre vos personnages et la résolution des péripéties. Vous aurez tellement l’impression que le dialogue « s’enchaîne bien », qu’il « coule tout seul », que vous ne remarquerez même pas à quel point vos personnages tracent droit à travers le scénario, bouffent vos scènes, changent littéralement l’histoire parce qu’ils « sont plus malins que ce que j’imaginais ». Ben oui : si vous leur octroyez une bulle d’invulnérabilité atemporelle – ou que vous avez trop regardé Scooby-Doo dans votre prime jeunesse, et leur permettez de taper la causette pendant qu’ils détalent devant le monstre –, vous pouvez être sûrs qu’ils trouveront la solution ad hoc pour se tirer de n’importe quel pétrin.

Cette litanie, ce barrage d’artillerie râleuse vaut pour tout dialogue s’étalant au mépris du flux de l’histoire, cela va sans dire, mais la technique de l’adresse directe étant illusoirement « maline », innombrables sont ceux à l’avoir utilisée comme une béquille afin d’esquiver le retour en narration. Ne mettez pas votre dialogue sous assistance respiratoire pour prolonger artificiellement sa durée de vie : retournez vous battre avec la narration ! C’est un roman, pas un scénario de film.

II/ Le discours indirect, ou l’art de ne conserver que le mémorable

En dépit de ses vertus évidentes, le discours indirect, ou rapporté, n’a plus trop la cote, ces temps-ci. Pensez-vous ! Il faudrait déployer des efforts d’écrivain pour mettre en forme ce qui s’expédierait en une poignée de répliques faciles ! Et pourtant, n’est-il pas éminemment logique qu’un tri, entre les répliques méritant d’être écrites et celles ne le méritant pas, améliorera la qualité des survivantes de façon substantielle ? Comment rendre grandiose ce qui n’est pas censé l’être sans dénaturation ? Nous l’avions exposé auparavant : vos personnages vont échanger des banalités, se dire allô, merci, s’échanger des formules de politesse conformément aux usages, présenter un nouveau venu à leurs amis, etc. Les tentatives de caractérisation excessive sur ces trivialités desserviront le texte, car la bonne réplique est aussi inféodée à l’intérêt du scénario que la narration : on n’écrit rien « par hasard », mais parce qu’on le doit.

Un discours indirect intelligent n’a pas vocation à éradiquer le dialogue « à répliques ». Tout au plus permet-il de le raboter, et, dans certains cas, l’on pourrait même affirmer qu’il lui procure un second souffle. Dans cet exemple-ci :

« Vous prendrez bien une lichette de Chianti ?

—  Volontiers, répondit-elle, tendant son verre. »

Il le lui remplit à ras bord.

« Merci. »

Une fragrance capiteuse s’exhalait du verre. Elle s’en délecta quelques instants.

« Vous comptez toujours partir chez vos parents la semaine prochaine ? demanda Chris. »

Le discours indirect permet de réduire considérablement la fragmentation du texte, et, éventuellement, d’injecter plus de narration sans interrompre le dialogue après chaque micro-réplique – un défaut qui agacerait plus d’une lectrice. On peut imaginer une réécriture dans cette veine :

« Vous prendrez bien une lichette de Chianti ? »

Elle accepta la proposition et tendit son verre, que Chris lui remplit à ras bord. Un généreux et rond « merci » filtra de ses lèvres ; elle se délecta quelques instants de la fragrance capiteuse qui s’exhalait du Chianti. Chris patienta, un sourire attendri réchauffant son visage, avant de demander :

« Vous comptez toujours partir chez vos parents la semaine prochaine ? »

Les cendreux soutiendront que je n’ai pas réinventé la roue ce faisant. À l’évidence, et dans un souci de démonstration, j’ai circonscrit ma réécriture à une retranscription. Or, c’est précisément parce qu’un nouveau bloc narratif s’ouvre que vous pouvez y mettre quasiment tout ce que vous voulez : le personnage pourrait continuer d’humer le Chianti tandis que Chris lui pose des questions, y répondre distraitement, pourquoi pas – ou à côté, le discours indirect étant parfait pour décrire ce genre de situations sans que les lectrices aient une furieuse envie de secouer le personnage comme un prunier. Suivant l’importance de la seconde question posée par Chris, l’on pourrait en outre l’intégrer ou non dans le bloc ; vous disposez d’un choix autrement plus étendu que celui laissé par un déroulé intégral.

Le discours indirect étant plus compact en termes de mise en page, il est également plus adapté aux résolutions rapides, aux répétitions, aux discussions qui n’aboutissent à rien, aux apitoiements, aux monologues, et, plus largement, à toutes les situations fastidieuses. Plutôt que de rapporter scrupuleusement deux heures de débats parlementaires stériles, il suffira d’un laconique :

Les parlementaires débattirent deux heures sans parvenir à la moindre entente.

Et plutôt que de vous mettre les lectrices à dos et de les fâcher à tout jamais avec un personnage qui implore grâce durant une dizaine de minutes, vous avez la possibilité d’englober le répandage dans une accumulation :

Il se jeta à leurs pieds, pleura toutes les larmes de son corps, prétendit qu’il ne faisait que suivre les ordres, qu’il n’avait pas idée, qu’il croyait servir son pays ; il abjura sa foi, renia son roi, offrit de commettre les pires trahisons pourvu qu’on lui accordât grâce.

La nature intrinsèquement effacée du discours rapporté déblaie la voie vers un autre « bluff du Red Shirt », comme j’aime à le tourner. Si vous n’avez pas lu mon article sur les descriptions, déjà, qu’est-ce que vous attendez ? C’est de l’or en barre, Churchill l’a dit dans ses mémoires. Ensuite, la « technique du Red Shirt » doit son sobriquet aux membres d’équipage dans la série Star Trek : chaque rôle au sein du vaisseau ayant une chemise (« Shirt ») d’une couleur spécifique, l’on pouvait déterminer par avance que les matelots de base, qui portaient du rouge, allaient se faire dézinguer afin qu’on ait notre quota de morts par épisode, s’ils avaient la malchance d’être sélectionnés pour accompagner les officiers dans une sortie.

L’idée, ici, serait de déguiser un personnage important en Red Shirt au moyen du discours rapporté, de sorte que la méfiance des lectrices soit aussi endormie que celle du personnage principal. Une description sommaire du concierge qui vient ouvrir à l’inspectrice, un dialogue banal fondu dans la narration lorsque celle-ci lui demande les clefs de l’appartement de la victime… Qui pourrait se douter que ce brave homme était en réalité un témoin capital pour l’enquête, ou même, un complice du meurtrier ?

Tout ce que vous aurez à faire, par la suite, sera d’écrire une petite phrase pour resituer le concierge dans l’esprit des lectrices : il y a fort à parier que celles-ci auront complètement oublié jusqu’à l’existence du personnage ! Et pourtant, si vous parvenez à caser un ou deux détails cruciaux durant le mini-échange – la marque d’un sachet de thé, un tic de parole, une jambe qui traîne –, ceux-ci referont surface avec un impact décuplé. Je ne vous ai pas donné la recette du plot twist (« coup de théâtre ») à la sauce Agatha Christie, mais c’est un début.

En sus des passages trop insipides pour être traités directement, le discours rapporté peut en résumer d’autres qui, si la caractérisation du personnage était inachevée, auraient fait l’objet d’un dialogue « en chair ». J’en profite pour dire que le procédé ne se limite pas à l’héroïne ou au héros : lorsque celui-ci vient de rencontrer un personnage majeur, il paraît maladroit de réduire ce dernier au silence policé du discours rapporté ; les lectrices devront alors se fier à ce qu’elles s’imaginent être le ton et le contenu des répliques… ainsi qu’au prisme du personnage principal, par lequel ce ton et ce contenu seront perçus ! Idéal pour faire détester un personnage avant même qu’il n’ait ouvert la bouche en bonne et due forme, ce discours indirect « muselière » peut surtout limiter la casse quand une énième caractérisation orale n’apporterait rien de positif à l’expérience de lecture. Votre personnage est râleur et peste toujours contre les mêmes choses ? Pourquoi ne pas condenser un monologue énervé en une phrase ou deux de narration ? Deux personnages se chamaillent systématiquement avant de prendre une décision ? Peut-être qu’il ne serait pas idiot de commencer à les mettre en sourdine de temps en temps, au bout du troisième esclandre.

Similairement à ces combats de second ordre qu’on ne prend plus la peine de relater du premier au dernier coup d’épée, une fois la bretteuse émérite bien campée, les dialogues redondants peuvent être balayés sous le tapi d’un discours indirect soigné.

Ces deux paragraphes vous ayant, je l’espère, persuadés qu’il fallait récurer les dialogues de leurs surcharges, il semble opportun de postuler que cette technique permet de jeter un éclairage puissant sur les répliques dignes de figurer en toutes lettres. Parfois, les dialogues ont pour naissance une ou plusieurs phrases sonnant comme des coups de canon, et autour desquels on s’échinera tant bien que mal à nouer un semblant de conversation pour les y enchâsser. Cette construction « à reculons » du dialogue peut évidemment produire de très beaux échanges ; il arrive néanmoins que la qualité du rendu s’avère inégale, voire, que l’intégralité des répliques périphériques ne servent qu’à justifier la répartie originelle. Dans ce cas-là, il peut être judicieux de relater les morceaux sans saveurs du dialogue au discours indirect, afin de ne conserver que les moments clefs. Avec l’exemple suivant :

Le repas se termina dans une atmosphère maussade. La mère de Benjamin tenta vainement de ramener un soupçon de jovialité en évoquant les frasques de son collègue Franck, mais ni son fils ni son mari n’y prêta attention. Benjamin fixait les petits pois dans son assiette, absorbé par le roulis qui les promenait d’un bout à l’autre, chaque fois que Sophie reposait lourdement son poing sur la table. Lorsqu’enfin son père l’autorisa à retourner dans sa chambre, Benjamin lâcha d’un air énigmatique :

« Je crois que j’aurai plus jamais faim. »

On n’aurait songé à passer ce fragment au discours direct après l’avoir lu, justement parce que celui-ci admet que la conversation n’aurait pas été des plus plaisantes ou même informatives. L’amère vérité, c’est que plus d’un auteur se serait escrimé à le retranscrire fidèlement, quitte à noyer la réplique finale – cruciale à l’intrigue, on le pressent – sous un flot de silences gênants, de perches tendues et dédaignées, voire pire encore : de réponses malhabiles à l’annonce de Benjamin. Considérez le discours indirect comme ce bon ami qui, ayant assisté à la scène alors que vous ne le pouviez pas, vous en résume les grandes lignes et cite les meilleurs passages. Enfin, l’on tâchera de se souvenir que le procédé demeure avantageux en cas de locuteurs nombreux.

III/ Quelques faux pas fréquents

Il serait présomptueux de ma part d’affirmer connaître toutes les bévues commises par les dialoguistes débutants ; l’on pourrait très certainement m’en imputer quantités également. Par contraste avec d’autres domaines de l’écriture où le style est roi, la réplique ne s’enrichit pas avec le dictionnaire, ne s’affine que fort peu au fil des lectures, n’est pas une fenêtre ouverte sur la sensibilité de l’écrivain. Son objectif étant sinon d’imiter parfaitement le réel, au moins d’en fournir une copie crédible, je ne saurais que trop vous recommander de le rendre pragmatique, de le simplifier, et de lui allouer la marge d’erreur que nous donnons à nos interlocuteurs, ainsi qu’à nous-mêmes. C’est ce « maître conseil » que je déclinerai donc ci-après.

a/ Abuser des tirades

Bien que ce défaut se soit atténué, corollairement à la famine stylistique frappant les productions récentes, il n’est pas si rare de voir surgir des fleuves de paroles ininterrompues au détour d’un échange animé. L’auteur, pris d’une frénésie et d’une passion subites, va quasi-littéralement déchaîner son personnage, donnant de la rhétorique jusqu’à plus soif dans une sorte de déferlement magistral. Qu’on soit sérieux deux minutes : si les conditions de la logorrhée ne sont pas réunies, si votre personnage n’est ni seul, ni un despote redouté pour ses sautes d’humeur, ou que le contexte n’est pas favorable à une tirade, n’en faites pas.

N’en faites pas. Vraiment.

On le rappelle : votre écriture ne peut rendre compte de ce qui se déroule au sein du dialogue et du cadre spatio-temporel en même temps – ou très difficilement. Voilà pourquoi j’oppose narration et dialogue en tant que modes d’écriture. Lorsque votre personnage s’engage dans une tirade, plus rien ne bouge, les oiseaux sont stoppés en plein vol, la Terre arrête de tourner jusqu’à ce qu’il ait fini. Dans l’hypothèse invraisemblable où votre locuteur est supposé avoir le monopole de la parole – procès, assemblée, exposé scolaire, tout autre endroit où l’ordre et les civilités sont respectées, donc pas une cour de récrée ou un débat présidentiel d’entre deux tours –, les autres personnages réagiront d’une façon ou d’une autre. Qu’ils soient d’accord avec la tirade, contre, qu’ils essaient de faire taire le locuteur ou qu’ils n’en aient positivement rien à secouer, ils vont agir, se mouvoir. Leur regard va se poser, partir, virevolter ; leur attention va fluctuer. Toutes ces choses, vous devez les rendre afin que l’atmosphère de la scène accompagne la tirade et la soutienne.

Fragmentez votre tirade en petits bouts ; saupoudrez-la de détails narratifs. Au minimum, si vous ne désirez pas faire réagir le public, faites réagir le locuteur : demandez le silence, dites « oh, vous pouvez lever les yeux au ciel… ! » pour vous moquer, commentez ce qui se déroule. Immergez le lectorat dans ce qui entoure la tirade, sous peine de le lasser.

b/ Manipuler les personnages

Je l’avais dit en introduction : le dialogue n’est pas une fenêtre ouverte sur votre sensibilité. Il est irritant de constater que des personnages deviennent soudainement lyriques, géniaux ou stupides, ou émus, ou dépressifs, ou incroyablement héroïques sur une tocade de leur écrivain. Créer des personnages, ce n’est pas scribouiller un nom sur un automate et le jeter au combat, armé d’une pelletée plus ou moins garnie de passif pour faire illusion. Vos personnages n’ont pas votre vision d’ensemble sur l’histoire ; ils n’ont pas vos peurs ; ils n’ont pas vos idéaux. Et il est assez probable qu’ils n’aient pas la même adresse que vous avec les mots – statistique amusante : les personnages écrivains sont souvent les plus sobres à l’oral.

Lâchez définitivement cette sale manie de doter vos personnages d’un vocabulaire aussi vaste que la Sibérie, d’un esprit clair et d’une habileté confondante : ils ne sont pas vous, et, entre nous soit dit, ne jouez pas les Tartuffe, car nous savons tous à quel point l’aisance orale n’a rien en commun avec sa consœur écrite. Votre scène en pâtira peut-être. Oui, il y a des chances pour que vos personnages pataugent un peu, qu’ils aient du mal à se faire comprendre, mais n’est-ce pas là une occasion rêvée de caractérisation ? Les difficultés de communication ne sont-elles pas un obstacle intéressant en elles-mêmes ? Combien de fois, je ne pourrais le dire, a-t-on vu des groupes de héros triompher de péripéties a priori insurmontables grâce à un plan échafaudé à la hâte, avec une précision, une prestesse et une coordination telles qu’on ne comprend de quoi il était question qu’après coup ? Et combien de fois les avons-nous vus se noyer dans des flaques où ils avaient pied, simplement parce que le texte en avait voulu ainsi ?

Et combien de fois, enfin, l’auteur lourdaud a-t-il voulu nous infliger sa philosophie, sa morale, en détournant sciemment le cours d’une conversation pour la transformer en une affligeante parodie de débat ? Qu’il est aisé de faire gagner la partie que l’on veut, lorsque le tribunal entier, jusqu’à l’accusé, travaille de concert à un but identique !

Sauf preuve du contraire, vos personnages ont envie de gagner. Manœuvrez-les, oui, mais dans leur propre intérêt, pas dans celui du scénario.

c/ Avoir un usage déraisonnable de la ponctuation expressive

Ce point-ci sera simple : ÉCRIRE EN MAJUSCULES PARTOUT ET BOURRER DE PONCTUATION EXPRESSIVE N’AJOUTE RIEN À VOTRE RÉPLIQUE !!!

Vous avez des verbes de parole, non ? Alors, employez-les. Il y a tellement de façons de montrer les émotions de votre personnage ! Il est beaucoup plus élégant et percutant de proposer à la lecture :

« Quoi ? s’étrangla-t-elle. »

Que :

« QUOIII ????!!! »

On est sur Facebook, ou dans un roman ? Vous voulez pas mettre des émojis pendant que vous y êtes ? La lectrice se débrouillera très bien toute seule pour imaginer un personnage en train de crier, merci pour elle ; en revanche, c’est bien VOUS, l’auteur, qui lui crierez dans le cerveau si vous écrivez en majuscules. Si vraiment l’emphase doit être mise sur un mot, cliquez sur ce petit bouton noté « I », dans la barre d’outils de votre logiciel.

Je n’aborderai pas la question du « ?! est-il un signe de ponctuation correct », pas plus que je ne toucherai aux associations telles que « … ! », son cousin malformé « ! … » et autres variantes. Elle n’en vaut pas la peine. Toujours est-il qu’à mon sens, les nuances apportées sont trop infimes pour qu’on puisse se reposer dessus ; votre réplique doit fonctionner sans, comme pour le verbe de parole.

d/ Pécher par excès de finitions

Puisque le dialogue doit être fidèle à la réalité – ou en être une copie crédible, comme le cinéma –, on s’étonnera de voir autant de répliques léchées, écrites dans un français parfaitement académique, où la concordance des temps est sue sur le bout des doigts, où aucune négation n’est omise…

Pareils dialogues sonnent faux. Désolé, il n’y a pas d’autre façon de l’asséner : quand vous présentez un groupe de bandits et qu’ils s’expriment tous dans une langue impeccable, on n’y croit pas un seul instant. Quand vous poussez le vice jusqu’à imposer des inversions sujets-verbes systématiques à des personnages contemporains qui se tutoient, même sanction : on décroche.

Vos répliques doivent respirer, avoir l’air authentiques. Créez des jargons s’il le faut. N’inventez pas des jurons qui prennent des plombes ou sont pratiquement impossibles à prononcer sans trébucher. Prononcez vos dialogues à voix haute pour éviter les virelangues. N’hésitez pas à interrompre vos personnages quand ils parlent ; n’hésitez pas à faire sauter des mots ; n’hésitez pas à être vague, quitte à ce qu’une lectrice vous confesse ne pas avoir compris le sujet de la conversation – mieux vaut viser le moindre effort pour vos personnages, dans la plupart des situations, car c’est ainsi que nous parlons. Par incidence, les explications pointues, tombant à pic pour amener un point technique de l’univers, devraient être réservées aux personnages qui en ont réellement besoin. Je l’ai déjà largement décrit au cours d’un article sur l’écriture cinématographique, mais je ne le répèterai sans doute jamais assez : vous avez la narration pour expliquer le fonctionnement du vaisseau, si votre protagoniste en est le capitaine ; ne donnez pas à votre mécanicien de bord le rôle de manuel vivant !

Et sur ces ultimes préconisations, je vous dis : au boulot !

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : Comment bien décrire ?

A question simple, réponse… difficile ! Ça se saurait, si décrire était aisé ! Plus que les dialogues, plus encore que les enchaînements d’actions ou la narration évènementielle qui peuvent se complaire dans une certaine sobriété, la description est l’endroit où votre écriture prendra le plus de volume et de personnalité. On pourrait la qualifier de porte d’entrée vers votre style, mais cela serait incomplet, car en SFF, la description est avant toute autre chose la porte d’entrée vers votre imagination, vos rêves, vos chimères. Si, dénué de description, votre monde fantasmé n’existe pas, une mauvaise description produira quant à elle une mauvaise image, un reflet infidèle dans l’esprit de votre lecteur.

Apprendre à décrire, c’est donc apprendre à conter, apprendre à manier le mot avec la plus grande précaution et la plus exquise finesse. Apprendre à décrire, c’est faire plein étalage de sa richesse lexicale ; c’est aussi utiliser toutes les ficelles, toutes les figures de style, tous les trésors de la langue française en somme. Peut-on, avec un seul article, vous éduquer dans les arts de l’écriture et faire de vous des génies de la plume ? Certainement pas. Doit-on toutefois rendre les armes et s’en tenir à un bête constat de « c’est en écrivant qu’on devient écriveron » ?

Certainement pas non plus.

L’ambition du présent texte est double : tout d’abord, j’aimerais exposer quelques techniques structurantes qui vous donneront, je l’espère, un point de départ pour ériger vos descriptions et ainsi vous éviter l’écueil du « je n’ai aucune idée de l’angle d’attaque à adopter » ! Dans un second temps, il va sans dire que, cet article s’inscrivant dans la continuité idéologique de l’Attelage, vous demeurez libres de poser des questions afin de me permettre d’apporter un complément d’information qui sera intégré à l’article ; les nouveaux venus pourront de fait bénéficier de la version à jour directement !

La séparation initiale : utiliser l’acquis pour décrire

Tout écrivain voulant exploiter le genre de la SFF se doit de maîtriser l’acquis s’il désire construire un univers avec un tant soit peu de profondeur. Par acquis, l’on entendra ici toute l’étendue de l’érudition de votre narrateur : que sait-il des créatures qu’il rencontre, des lieux qu’il traverse, des objets qu’il croise ? Plus votre narrateur sera au fait de l’univers dans lequel il évolue, et plus vous pourrez conférer au lecteur l’impression qu’il évolue dans un monde solide, où chaque élément possède une raison d’être et entretient une réelle familiarité avec le protagoniste. D’une certaine manière, c’est cette familiarité factice qui vous permettra de réduire la distance avec le lecteur, et donc de l’immerger plus délicatement dans votre prose.

Cet acquis s’exprimera de diverses façons, que l’on peut catégoriser comme suit :

— La vérité générale. Le protagoniste énonce quelque chose de factuel qui dénote d’une connaissance préalable sur ce qui est décrit. Il s’agit de la façon la moins sophistiquée d’instaurer un climat de confort avec le lecteur, aussi préfèrera-t-on la plupart du temps une introduction un tantinet moins brutale.

« Voyageurs infatigables, ces bédouins parcouraient les immensités du désert à dos de chameau. »

Les ouï-dire. Le protagoniste explique qu’on lui a rapporté quelque chose, qu’il a lu ou entendu une information ayant trait à ce qui est décrit. Mécanisme utile pour instaurer du mystère ; l’on peut enchaîner sur des phrases écrites au conditionnel mais tournées en vérités générales pour enfoncer le clou, si le système de temps présent a été choisi.

« L’on racontait dans certains cercles restreints que les Nécromanciens vouaient un culte à une liche d’une incommensurable puissance, et s’adonnaient à des rituels cabalistiques étranges pour lui rendre hommage. »

Remarquez la valeur du « on » ici. « On est un con », comme un adage militaire le disait si bien, mais un con instruit.

— L’appel direct à l’expérience. Le point de vue narrateur se sert de ses connaissances et/ou de son appréciation subjective de la situation pour décrire. Cette approche, quand elle est correctement employée, permet également de légitimer le personnage descripteur dans son expérience et son vécu au sein de l’histoire.

« Gabriel estima la place défendable : les hauts parapets ceignant leur position paraissaient bien plus solides que ceux qui avaient volé en éclat à Longuerive. »

Toutes ces menues astuces sont d’une grande aide lorsque l’on souhaite asseoir son univers sur une base stable et crédible. Agrémentez-les de références à des faits historiques antérieurs à la situation d’énonciation, et vous obtiendrez sans trop de problèmes à une narration captivante pour le lecteur avide d’en apprendre davantage. N’ayez pas peur, par ailleurs, de lancer des noms ou des dates sans qu’il y ait quoi que ce soit derrière, tant que cela ne vous place pas en porte-à-faux par rapport à la suite du texte : ce seront des pistes que vous pourrez explorer à loisir si l’inspiration vous revient. Multiplier les invocations à un fait marquant, à une créature ou à un personnage, dans les descriptions peut s’avérer une bonne technique pour susciter une attente chez le lecteur… à condition de finir par leur donner la réponse par une vraie description bien carrée, évidemment !

La description se complexifie à l’approche des personnages, ces horribles personnages sans qui l’univers n’est qu’une scène dénuée d’acteurs ! Considérez le personnage comme un univers à part entière, une feuille blanche, une nouvelle histoire à écrire, et vous aurez compris à quel point les décrire est tout aussi exaltant qu’intimidant. Qui sont-ils, avec quelle palette de couleurs peignent-ils leur vie ? Quelles sont leurs contradictions, leurs échecs, leurs espoirs ? Autant d’interrogations qu’il convient de traiter chaque fois avec la plus intense douceur, le plus vibrant désespoir, la plus ardente apathie et la plus froide détermination. Tout, dans le personnage décrit, doit dénoter d’une structure novatrice ; vous réécrivez une autre idée ; vous faites table rase et vous vous projetez dans un nouveau projet l’espace de quelques lignes. De quelques paragraphes peut-être.

Le personnage à décrire, c’est un petit roman dans le roman, un endroit où l’excitation de l’expérimentation doit être votre guide ! Une réserve à émettre toutefois pour tout ce qui se rapporte à la description d’individus appartenant à une ethnie étrangère/exotique : lors de sa première apparition, le personnage, qu’il corresponde ou non aux archétypes de sa race, sera très fréquemment utilisé comme point de comparaison avec les standards esthétique auxquels le protagoniste s’attendait, ce qui limitera quelque peu l’effet « étincelle créative » qui s’était probablement emparé de vous à la conception. Ce n’est pas nécessairement un mauvais mécanisme, puisqu’il propose une double description et correspond à un phénomène naturel de la pensée humaine. La narration aura alors tendance au commentaire, et les exemples tels « il était plutôt grand, pour un elfe » sont suffisamment parlants pour ne pas avoir à en écrire davantage.

De manière analogue, les liens de sang entre différents personnages peuvent et doivent s’expliciter dans la description.

Rassurez-vous, vous aurez l’occasion, une fois la première impression passée, de plonger dans le vif du personnage !

Que dire maintenant de la magie, des créatures merveilleuses et des animations singulières qui sont le propre de la SFF ? Que dire à présent de ces fantastiques vaisseaux, de ces technologies encore inconnues qui font tout le sel des romans futuristes ? Comment vous apprendre à rêver, en définitive, puisque c’est ce qui doit se trouver au centre de votre écriture ?

Tout va tenir dans vos références, dans votre curiosité et votre ouverture aux médias de toutes natures. C’est pour cette raison que je ne pourrai vous dresser une liste exhaustive de la pléthore des possibles en description sans votre aide : vous devez vous intéresser aux œuvres qui ont su marquer les esprits des écrivains que vous appréciez, et les aborder avec l’œil analytique du critique éclairé. Il s’agit d’une autre forme d’acquis, de l’acquis accumulé par l’auteur en quelque sorte : plus vous aurez vu, entendu et réfléchi aux créations qui vous entourent, plus vous aurez compris les ressorts, les mécanismes internes qui leur permettent de fonctionner, de réveiller une émotion dans le cœur du spectateur. Au besoin, j’intègrerai mes propres références et mes réflexions avec plus de profondeur et de détails dans ce document, mais il s’agit d’un travail long et difficile à réaliser sans directives, d’autant plus que je m’y attèle déjà via la rédaction des articles traitant de jeux vidéo qui ne vous semblent pas digne d’intérêt – pour une raison qui m’échappe totalement – Dans tous les cas, le mot d’ordre doit être : lâchez-vous ! Demandez aux auteurs comment ils s’y prennent, d’où vient leur inspiration !

Description de magie

Si je devais vous recommander de jouer aux jeux vidéo pour décrire UNE chose, ce serait bien la magie. Non seulement les jeux de rôle et jeux vidéo sont-ils extrêmement utiles dans l’équilibrage nécessaire qu’ils font de leurs systèmes magiques, afin d’éviter les abus, mais aussi sont-ils un théâtre d’expérimentation des plus saisissants : tout s’y anime, et vous pourrez ainsi apprécier en direct comment les différentes composantes interagissent entre elles : allez-vous allier magie et lumière, magie et gestuelle, gestuelle et parole… ? Et cette parole, comment sera-t-elle construite ? Allez-vous opter pour un système fondé sur la répétition d’une même formule, à l’instar de Slain dans Les Chroniques de la Guerre de Lodoss, qui récitait une supplique à une déité secrète ?

Force née de la combinaison de la source toute puissante, et de l’infini pouvoir. Toi qui as été forgée par la divinité, dévoile-toi. Apparais sous ta vraie forme ; deviens une barrière qui nous protège…

Force née de la combinaison de la source toute puissante… La source toute puissante, et l’infini pouvoir… !

Ou sera-t-elle plutôt axée sur des syllabes cryptiques comme dans Baldur’s Gate, jeu qui aura sans doute instauré la tradition de l’écho superposé aux incantations ? Sera-t-elle fidèle aux formules type « Abracadbra » type Harry Potter?

En sus de la gestuelle à décrire, des éventuels appels et autres génuflexions que vos sorciers auront à réaliser pour faire déferler l’énergie arcanique, il vous faudra également présenter les manifestations concrètes de vos sortilèges au lecteur. Ici, ce sera le vocabulaire pointilleux du scientifique (hé oui !) qui sera à privilégier : servez-vous au maximum des figures géométriques pour rendre compte des phénomènes, mais aussi des vibrations, scintillements, kaléidoscopes chromatiques… toute la gamme d’effets physiques catalogués par l’intellect humain peut théoriquement y passer : une sphère de vapeur qui se condense, des particules lumineuses qui s’échappent de la main du sorcier en formant une hélice divergente, des pentacles rubescents d’où fument des colonnes sulfurées… les possibilités sont infinies ! Enfin, pas exactement, mais j’ai la flemme de les compter et l’article est déjà bien assez long en l’état.

Vous voulez du détail pour pas cher ? Bon, hé ben je vous renvoie (encore une fois, vous finirez bien par céder) à Hearthstone, et aux animations des cartes dorées qui ont été réalisées pour apporter un impact graphique supplémentaire au jeu. Jetez un œil curieux à Frostbolt, aux petites poussières gelées qui sont attirées par la main de la magicienne avant d’être éjectées dans un jet de glace. Jouez un Pyroblast, regardez la sphère de feu rouler sur elle-même avant d’être projetée, etc. Restez attentifs au moindre élément qu’il vous semble judicieux d’utiliser à votre propre compte ! De toute façon, vous ne réinventerez pas la roue et il paraît délicat de décrire un phénomène physique qui n’aurait pas été répertorié : c’est précisément ce qui donne naissance à une terminologie spécifique, laquelle doit ensuite transiter, circuler et être acceptée par le consensus général si elle souhaite s’insérer dans le langage. Pour faire court : évitez. Vous serez difficilement compréhensible.

Concernant les effets invisibles, et je fais ici référence à tout ce qui touche de près ou de loin à la magie mentale plus particulièrement, le mieux est encore de tirer parti du support que vous avez : celui des mots est en effet bien plus malléable que celui de l’image ou du son pour rendre compte d’un duel de volontés. Rendez la description vivante, expliquez par un combat, une opposition bien concrète, sortez vos trippes et surtout, SURTOUT, ne vous cantonnez pas à quelque chose de flou et de vite expédié. Ce serait une occasion en or de vous démarquer que vous rateriez en choisissant la solution de facilité. Parlez de lances et d’épées, parlez d’un jeu d’échecs, parlez de poussées contraires, parlez de ce que vous voulez mais imprimez une image dans la tête du lecteur !

« Eward se redresse. Il pivote vers une grande bulle translucide, en apesanteur, qui renferme d’innombrables voiles brillants.

La Sphère aux Âmes.

L’un des filets se tortille douloureusement. Il change de couleur, s’étire et se contracte comme si, en dépit de la protection que lui offre la bulle, il souffrait pour son propriétaire.

Le Sorcier passe sa main à travers la sphère et s’empare de lui, avant de le déposer dans la paume du garçon.

— Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas été là ? soupire-t-il.

Prisonnière des doigts glacés, l’âme hurle. Mais Eward, seul à entendre sa plainte, ferme les yeux. Il place sa main au-dessus du corps et laisse ses lèvres trembler.

Les paillettes d’azur ne mettent qu’un instant à le quitter.

Elles se déposent sur peau du petit homme, une à une…

Les secondes coulent.

Quand soudain, l’air se réchauffe. Ses joues rosissent, ses traits se crispent et, en une fraction de seconde, un soubresaut s’empare de lui.

Tiraillé de toutes parts, l’enfant hurle ; il hurle à s’en pulvériser la gorge, se redresse et s’accroche aux vêtements du Nécromancien. Il crie encore, longtemps… jusqu’à ce que son souffle le quitte et que ses yeux deviennent bleus.

Bleus comme le ciel. Bleus, comme le regard du Sorcier. »

Karole Schifferling, Les Héritiers (Version 1).

« La directrice désigna d’un geste un objet sur sa droite. Sustenté par une colonne de lumière verte qui pulsait à un rythme régulier, un sceptre incrusté de pierres précieuses tournait autour d’un axe invisible, une trentaine de centimètres au-dessus du bureau. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon (Version 1).

Description d’objets

Un exercice périlleux, la description d’objets s’appuie sur les connaissances générales, communes à tout lecteur, afin de construire quelque chose d’original par-dessus. Il convient donc ici d’utiliser au maximum le mécanisme de rapprochement qui s’opère en reliant la chose décrite à d’autres qu’on se représentera avec plus d’exactitude, surtout si l’objet en question n’existe pas dans notre monde : l’on raisonnera à coups de « c’est un genre de », « c’est un peu comme ceci, mais avec/sans… », « cette partie-là fait penser à ceci, tandis que le reste de l’objet serait plus… » et l’on tâchera de gommer les charnières trop visibles dans le texte final.

Comment améliorer son sens de la description d’objets ? Tout simplement en observant les concept arts qui précèdent toujours les films d’animations, les jeux vidéo et toutes les créations faisant appel à des concepteurs passés maîtres dans le design des équipements, golems et autres tenues… Oui, cette liste était passablement confuse, ahem. Bref. Souvent, vous pourrez remarquer comment une subtile variation, un trait légèrement modifié, un profil plus bombé ou plus aplati change l’apparence générale du dessin du tout au tout. Vous comprendrez alors mieux l’importance des lignes et profils, et serez davantage en mesure d’articuler vos descriptions autour des points qui conjurent réellement une image dans l’esprit du lecteur. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre un peu de recul sur les brouillons des artistes : en quelques mouvements de crayon une silhouette s’esquisse, et le reste n’est qu’habillage minutieux.

Le meilleur test pour s’assurer d’une bonne description d’objet inventé, c’est encore de demander à un lecteur qui ignorerait quelle vision vous avez de celui-ci de vous le re-décrire par derrière avec ses mots à lui. Un décalage risque d’apparaître ; vous pourrez alors affiner votre description pour dissiper tout malentendu !

Pour ce qui est des objets bien réels à décrire, on tâchera plutôt de leur insuffler tout le vécu qui leur confère une identité propre. S’ils sont indifférenciés et indifférenciables, on ne s’attardera pas outre mesure et on se contentera parfaitement d’un pauvre « c’était une berline break, coloris beige ». Il n’y a pas à en avoir honte ! Matraquer des choses sans intérêt et/ou déjà connues du lecteur ne fera que l’énerver.

Quelques descriptions d’objets, originaux ou non :

« Elle resta là, silencieuse, absorbée par la danse des flammes et le sommeil léger du petit. Il tordait entre ses doigts une bande de tissu trois fois nouée sur elle-même, comme autant de perles passées sur un fil.

[… ]

Un Dari. C’était ainsi que les gens de l’Ouest appelaient ce ruban, auquel on ajoutait un nœud à chaque anniversaire.

Un Dari. Le symbole de l’enfance, offert à la naissance. On ne l’abandonnait que lorsqu’on troquait les jeux, les rires et l’étreinte de ses parents pour le devoir, les armes et l’indépendance. C’était le signe qu’on prenait conscience de ses responsabilités.

Quitte à choisir, elle espérait qu’Alarik ne s’en séparerait que par amour »

Karole Schifferling, Les Héritiers (Version1).

« Père avait rapporté ce stylo de Korsk, au sortir de son service militaire au pays, et c’était bien là l’unique chose qu’il avait conservée de ses glorieuses années offertes pour la grandeur de Khador. Je n’ai jamais trop compris pourquoi, mais il n’en avait pas dit un mot du plus loin que je me souvienne. Tout ce qui subsistait de son périple tenait dans cette plume, que je n’avais cessé d’interroger depuis lors au point de la connaître mieux que je ne connaissais mes propres mains. Le corps en est fuselé, un ciel d’une laque noire marbrée de veinules opalines comme des éclairs. Plusieurs anneaux en laiton le segmentent, tous démontables si l’on veut révéler les mécanismes raffinés œuvrant par-dessous la coque : un système d’une ingéniosité simple mais brillante capte la pression exercée par l’écrivain, ainsi l’encre ne s’écoule-t-elle qu’à-propos. La pointe, quant à elle, m’évoque la dent de quelque animal inconnu par son aspect d’os blanchi sous la caresse de l’hiver.

J’ai démantelé le stylo plus de fois qu’il m’était possible de les compter, et remonté yeux clos ».

Maxime Duranté, Acier Froid (projet abandonné).

Description de créature merveilleuse

Tout comme l’objet, la créature merveilleuse fera appel, ou non, à la culture générale des lecteurs. Il devient dès lors compliqué d’établir une ligne de conduite absolue, mais l’on peut tout de même affirmer la chose suivante : se renseigner sur l’anatomie des animaux relève du prérequis le plus élémentaire pour tout auteur désireux de faire preuve de précision. Certains rétorqueront à cette exhortation « mais si moi-même je ne connaissais pas ces mots-là, comment un lecteur le pourrait-il ? ». Nonobstant ce mépris flagrant pour l’intellect du lecteur que je me bornerai à qualifier d’intolérable et de rétrograde, il est également dans l’intérêt de l’écrivain d’accroître son propre vocabulaire et de stimuler la curiosité chez son public.

Beaucoup de termes très basiques sont connus des lecteurs habitués à la SFF, et n’ont pas besoin d’être explicités ou remplacés par des équivalents inadéquats. Parmi ceux-là, on pourra lister : poitrail, antérieurs/postérieurs, croupe, chanfrein, naseaux, mufle, garrot, jarret… Pour le reste, efforcez-vous de positionner les mots plus techniques dans des contextes permettant d’en inférer le sens par déduction, quitte à en donner la définition si jamais vous en avez l’espace : gardez-vous toujours d’appesantir votre texte avec des entrées de dictionnaire ; vous n’êtes pas là pour ça.

Un exemple relativement harmonieux :

« Sur les ailes du griffon, les pennes, ces longues plumes qui en faisaient la voilure, arboraient des teintes mordorées aux reflets ocrés. »

Un autre qui l’est beaucoup moins :

« Le cheval avait été blessé au niveau de la salière, une petite cavité située juste au-dessous du rocher, la protubérance osseuse qui surmontait l’œil de l’équidé. »

La SFF étant pleine de surprises, l’on aura parfois quelques difficultés à classifier franchement toutes les créatures merveilleuses qui prennent vie dans les pages des ouvrages les plus originaux. Ainsi, nul besoin de notions en anatomie animale pour la description intégrer suivante :

« Tu comprends ce qui se passe avec une seconde de retard et tu beugles :

“Un élémentaire !”

Ta voix croasse comme celle d’un corbeau, éraillée, mais Rhyunâr la perçoit tout de même. Son bras hésite un instant sur la cible à choisir, un instant de trop. La maison se redresse sur deux énormes pattes de pierre, et la façade se décompose en un monstrueux visage. Un poing de roche terreuse s’abat sur Rhyunâr. L’épéiste tente d’esquiver d’un bond, mais la cognade lui heurte l’épaule et l’envoie bouler de l’autre côté de la pièce-estomac. Par chance, le choc est si fort qu’il traverse la porte et roule hors de la masure. En même temps, l’inconnu semble se distordre et se fondre dans la charpente de son habitation pour ne former plus qu’un seul être. »

Antoine Bombrun, Les Traqueurs.

Description en bloc/description intégrée

L’éternel dilemme : est-ce que je coupe totalement la narration pour évacuer un gros passage descriptif, ou est-ce que j’essaie d’être plus fin que ça ? Typiquement, la description en bloc attire l’attention du lecteur : il ne s’agit ni plus ni moins que d’un panneau clignotant libellé « attention, ceci est important », et certains lecteurs auront même tendance à aborder ces pavés descriptifs avec une pointe de circonspection, quand d’autres sautilleront de joie à l’approche de cette authentique plongée dans votre imaginaire. La description intégrée au récit, en revanche, est plus insidieuse : vous semez des petits éléments au gré du texte, et ainsi peignez par touches discrètes un portrait sans décrocher votre lecteur du flux narratif.

Vous allez me dire : » bah ça semble vachement mieux d’intégrer la description au récit alors ».

Oui sur le papier, pas toujours dans la réalité des faits.

Il faut bien comprendre que la description intégrée est si pernicieuse, si discrète, qu’elle entraîne plusieurs effets qui ne vous avantageront pas toujours, effets parmi lesquels on pourra citer :

— L’impatience du lecteur qui voudra avoir rapidement une image complète de ce que vous souhaitez décrire, et qui trouvera que vous prenez beaucoup trop votre temps.

— Le revers de la médaille pervers qui sanctionne le camouflage de la description : votre lecteur risque de passer à côté de détails qui vous étaient primordiaux, absorbé qu’il est par les actions et le déroulement de l’intrigue.

— L’alourdissement provoqué par la bâtardise du texte résultant : vous ne serez pas tout à fait dans une phase descriptive, et pas tout à fait dans une phase d’action/dialogues non plus ; vos phrases risquent fort de devenir quelque peu pondéreuses une fois que vous les aurez gavées d’adjectifs pour vous acquitter du devoir de description. Pire encore, vous serez parfois contraint d’intercaler une phrase de description entre deux d’actions.

La plupart du temps, une description intégrée s’insèrera à merveille en tant que complément à une autre description plus charpentée : on pourra, pour ne citer qu’une possibilité, faire remarquer au protagoniste une touche de couleur insoupçonnée dans l’iris de son interlocuteur ; cela s’intercalerait sans problème entre deux répliques de dialogue, et aurait le mérite de souligner la proximité naissante entre les personnages. Pour le double effet kiss-cool : songez que procéder ainsi permettrait aussi de soulager votre description principale de toute la partie « bon en fait de loin on voit qu’il a les yeux noisette, mais en s’approchant on remarque qu’il a aussi une pointe de vert sur l’iris droit. » qu’il est parfois délicat d’amener avec éloquence et légèreté. Pour les lecteurs un peu étourdis, le détail passera à la trappe (était-il essentiel ? non, donc rien n’est perdu) et pour les autres il agira comme une mini-récompense en leur permettant d’aller un pas plu loin dans votre conception du récit.

Le clivage description bloc/intégré n’est pas toujours évident à définir, et l’on pourra trouver des biais par lesquels panacher les deux. Ainsi, il est tout à fait envisageable d’intégrer des blocs de description de façon logique à mesure qu’une scène d’action se déroule : par exemple en présentant l’aspect général d’un mécha, puis en complétant par la suite en larguant un nouveau bloc qui préciserait son armement, une fois les missiles, canons et autres engins de morts dégainés. Cette approche a le mérite de diluer la quantité d’informations initiale tout en respectant le déroulement de l’histoire, et c’est donc celle que j’aurais tendance à préconiser dès lors que votre mise en scène fait un usage abondant de « plans fixes » durant lesquels le protagoniste ne bouge ni n’agit : il semble pertinent d’avoir recours à des blocs descriptifs si le héros contemple avec ébahissement le mécha tandis qu’il sort de sa torpeur, puis de revenir plus tard à un même plan si ledit mécha sort lentement ses armes, marque un temps de pause, tire… Tout ceci s’accorderait à merveille avec la rythmique très lente de l’action.

A l’inverse, il paraîtrait étonnant de statufier le héros afin de procéder à la description s’il rencontrait ce même mécha alors qu’il est en train de le combattre : il y a fort à parier que le protagoniste aurait alors autre chose en tête que de s’extasier devant les nombreux canons qui sont en train de le prendre pour cible ! Une description complètement intégrée serait donc plus judicieuse.

Description de lieux

Casse-tête pour certains, sanctuaire d’authentique libération pour d’autres, la description de lieux fait s’affronter deux principes souvent farouchement antagonistes : le lyrisme du ressenti et le pragmatisme de l’architecture. Qu’on se le dise, vous serez le plus souvent dans l’obligation de décrire les lieux avec une sécheresse aux prémices du désertique… si toutefois vous les décrivez ! En effet, la plupart des scènes qui se déroulent en intérieur ou dans des endroits dénués d’intérêt particulier ne nécessitent pas davantage qu’un petit « au milieu d’une clairière » ou « dans le couloir » pour poser le décor, et le lecteur vous sera reconnaissant de lui épargner une description coûteuse en mots si vous n’avez rien de mieux à faire que de vous extasier sur un champ en friche pendant des pages. Un bémol à cette ficelle : le lecteur a tout de même besoin de lieux dotés d’une description complète, sans quoi il ne pourra se raccrocher à rien de concret pour habiller lui-même les décors vierges que vous lui jetez ; il faut bien comprendre la nécessité d’une ambiance, d’un ton général englobant l’œuvre et déteignant de fait sur tout ce que vous laissez à sa libre appréciation.

La nature même des constructions humaines dicte une logique de bloc suivie d’une description intégrée dans la plupart des cas : description de l’extérieur en bloc lorsque le personnage arrive sur zone qui peut se permettre une touche d’embonpoint, puis l’intérieur en intégrée jusqu’à parvenir éventuellement à un bureau ou à une salle digne d’un nouveau bloc. On restera mesuré sur les transitions en intégré : la couleur des murs, l’odeur qui règne dans les locaux peut-être. Une peinture ou deux maximum : il ne faut pas étouffer les conversations et/ou les pensées du protagoniste sur ces charnières narratives d’une pertinence sensorielle extrêmement limitée. L’essentiel, c’est que le lecteur comprenne bien l’architecture des locaux, la disposition des meubles dans la pièce/des objets sur un bureau… surtout s’il y a mouvement/bagarre/autres déplacements nécessitant une vision dans l’espace bien définie ! Il n’y a rien de pire que de suivre une scène sans comprendre qui fait quoi, qui va où, qui contourne quoi et pourquoi tel objet se retrouve magiquement à un endroit où il n’était pas supposé être. Gardez-vous donc de faire preuve d’une verbosité obscène et sanglez-vous dans l’utilitarisme : le bureau se tient ici, et la chaise, là. Idem pour les dimensions : parlez en mètres, en pieds si vous êtes antirépublicain ou que vous voulez vous la péter, mais soyez exacts afin d’ancrer votre description dans le réel.

Evidemment, vous êtes libres de vous montrer plus artistique et flou si le but de la scène tient dans l’atmosphère qu’une pièce est censée dégager : on pourra dans cette éventualité faire appel à la technique de personnification dont Balzac était friand, et décrire le mobilier en le rattachant avec le caractère de son propriétaire. Je vous renvoie à vos classiques pour une démonstration magistrale en la matière (essayez Le Père Goriot, même s’il n’est pas toujours passionnant) ou à la description de la chambre de Sunie/du bureau de Faungr dans Les Serres du Griffon pour avoir une idée sur la manière de procéder. J’ai personnellement été moins extrême dans mon approche de la personnification de la pièce cependant ; vous êtes libres de pousser le mécanisme plus loin encore en cessant purement et simplement de parler du personnage pour vous contenter d’écrire les objets. Vous remarquerez vite, en tout état de cause, que l’on arrive sans mal à cerner un personnage avec une poignée de détails bien choisis sur son lieu de vie : lit fait ou non, propreté générale, lectures, vêtements rangés ou pas, etc. Le lecteur fera le reste du travail à votre place.

Pour les extérieurs, tout va dépendre également de ce que vous en faites, mais la tendance sera inversée : comme le décor est beaucoup moins important pour se représenter fidèlement la scène dans l’espace, on préfèrera s’épancher dans des descriptions plus générales et plus libres afin d’imprimer une certaine poésie à l’ensemble. Les paysages rentrent dans cette catégorie, de même que les grands ouvrages observés à belle distance comme la forteresse de Norrasq, toujours dans Les Serres du Griffon, ou n’importe quelle grande ville tandis qu’on s’en approche. Le contre-exemple survient naturellement avec la question du champ de bataille, qu’il faudra exposer concisément et re-décrire tout au long de l’engagement, de sorte que le lecteur sache en permanence où se trouvent les différents belligérants. Dans le cas contraire, vous risquez de foutre en l’air toute la tension que vous vouliez provoquer en annonçant subtilement une embuscade et autres coups fourrés : le lecteur, perdu dans sa compréhension spatiale du combat, tomberait alors des nues et peinerait à saisir d’où sort le retournement de situation.

Bosser avec une carte, fût-elle sommaire ou incomplète, vous permettra d’éviter les incohérences et de déplacer des étages entiers par mégarde. Revenez fréquemment à ce que vous avez établi préalablement si vos personnages retournent dans un lieu déjà visité. Enfin, ces descriptions seront le prétexte idéal pour étaler de votre travail préparatoire : toutes les constructions ont une histoire qu’il n’appartient qu’à vous de développer, et même les endroits désertés des hommes pourront éventuellement faire l’objet d’une courte session culturelle si un mythe ou un évènement marquant y sont rattachés.

« La plaine de Salisbury semblait s’étendre à l’infini. Elle déroulait son tapis verdoyant jusqu’aux confins de l’horizon en dessinant de douces courbes. Un vent taquin assaillait les visiteurs audacieux qui abritaient leur visage derrière le rempart de leur col. Cela lui évoqua la Bretagne, sa région au climat capricieux, dont l’humeur changeante s’accordait aux soubresauts de la mer. Il manquait juste cette délicieuse odeur d’iode pour que Morgane se sentît comme chez elle.

Un timide rayon de soleil éclaboussait parfois les mégalithes. Il fusait d’entre les nuages, telle une lance projetée de la main d’un dieu oublié des Hommes qui manifestait sa présence. Morgane ne regrettait pas ce temps couvert qui soulignait le caractère mystérieux des pierres. Il aurait été inconvenant qu’un ciel indigo profanât le lieu de son immensité, qu’un soleil éclatant baignât les pierres d’un halo brillant en gommant cette beauté brute et millénaire qui la fascinait tant.

Quatre cercles de colossaux blocs de grès aux tailles variables avaient engendré Stonehenge. Morgane détailla davantage le lieu : à l’intérieur du cercle plus petit se dressaient fièrement d’autres pierres gigantesques de dix mètres de haut, et un ensemble de trilithes qui aurait pu faire office de table à pique-nique pour géants. »

Marion Roudaut, Le Livre du Destin.

« La salle de commandement s’étendait devant lui, immense. Le sol et les murs étaient pavés de blanc, seules quelques tentures narrant l’histoire de la Cannirnosk brisaient l’unité. Une ligne sombre ainsi qu’une marche segmentaient la pièce dans sa largeur. La partie la plus proche de la porte était réservée aux visiteurs, la seconde au Seigneur Souverain. Cette séparation physique visait à placer le maître du pays au-dessus du commun des mortels. Au centre, en face de l’entrée, triomphait l’unique siège, un massif trône de bois sculpté. Le Seigneur Souverain y présidait, entouré de ses trois conseillers. Les trois hommes juraient avec cette salle unie, chacun drapé dans une robe de teinte vive, un était rouge, l’autre gris, le dernier vert. Ces couleurs leurs tenaient par ailleurs office de nom, ils étaient les trois Sacerdoces : Rouge, Gris et Vert, les maîtres des trois ordres religieux de Cannirnosk. Sur le trône, plus fade par la couleur mais qui dépassait les Sacerdoces debout d’une bonne tête, se dressait le Seigneur Souverain, Alphidore de Pal. »

Antoine Bombrun, Rupture.

Descriptions de combats et batailles

Cas d’école d’un sujet qui mériterait son article à part entière, le » Show, don’t tell » préconisé par les auteurs américains, la problématique des combats et batailles ne sera pas développée dans ces lignes, car elle nécessite une analyse beaucoup plus approfondie qui n’intéressera pas les écrivains les plus pacifistes de l’assemblée.

Pour faire court, considérez que chaque combat doit être étudié selon tous les angles de caméra possibles et imaginables, jusqu’à ce que vous ayez en tête l’enchaînement précis de coups qui vous octroiera le meilleur rendu. Il est fortement déconseillé de vous replier derrière des phrases vagues ou de sabrer votre description en vous contentant d’un « ils ferraillèrent longuement, jusqu’à ce que machin s’effondre », à moins d’y avoir mûrement réfléchi : on privilégiera dans 99% des situations une écriture active détaillant chaque action avec minutie et dynamisme.

En ce qui concerne les batailles, aucune ne doit être abordée sans un plan exposant les forces en présence et les mouvements des différentes unités. Enfreindre cette règle, c’est s’exposer à un cafouillage monstrueux et à la sanction immédiate d’un public parfois très exigeant en la matière. Potasser les manuels de tactique militaire, qu’elles soient anciennes ou plus modernes, constituera un atout précieux dans la réalisation de ces scènes. Appliquez-vous, ce sont elles qui séparent un excellent roman d’une œuvre d’anthologie.

Description psychologique

Il s’agit à coup sûr du terrain où l’altercation entre les adeptes de la description par blocs et ceux de son homologue intégrée sera la plus sanglante. En effet, la psychologie peut s’exprimer par deux moyens radicalement différents : il y aura tout d’abord le bon vieux pavé bien indirect et bien lointain, qui prendra ses gros sabots et sautera à pieds joints dans la gueule du lecteur en le gratifiant d’un petit « coucou, je viens t’expliquer ce que je suis incapable de dire avec finesse », et, tapi dans l’ombre, ce salopard d’intégré qui requerra de vous une grande concentration pour attraper les détails au vol et les compiler à mesure que le texte déroule sa bobine.

La première forme a le mérite de proposer un certain caractère épique aux personnalités les plus étonnantes et trempées de votre récit ; on se fendra alors d’un paragraphe musclé destiné à marquer les esprits par la puissance de celui qu’on décrit, et le lecteur sera de fait mis en garde quant à la dangerosité – ou l’excellence – du personnage présenté. Toujours utile pour les protagonistes de premier plan, cette technique ne doit être invoquée qu’à la condition express d’une connaissance préalable du décrit par le descripteur. Il paraîtrait en effet incongru d’exposer des rouages cérébraux d’une personne dont on ne sait que peu de choses. Vous en trouverez un exemple filé et poignant dans L’Argent de Zola, avec Saccard notamment. Bah ouais hein, je vais pas non plus vous aiguiller en permanence sur des jeux vidéo sinon vous allez finir par douter de ma compétence. Ça vous emmerde de lire tout un classique ? Bon, dans ce cas reportez-vous au personnage de Faungr dans Les Serres du Griffon et voyez ce que j’en fais.

Cette technique trouve une atténuation quand on l’utilise au sein d’un dialogue : le risque d’erreur est alors plus facilement expliqué par la subjectivité de l’analyse, et l’on peut également mettre en garde le lecteur par rapport à un personnage avant que le narrateur ne l’ait rencontré. Il suffira d’un « Et à quoi je dois m’attendre ? » avant que votre protagoniste pénètre dans une pièce pour enclencher la description. L’on peut de même avoir recours à la description indirecte dans un format plus ramassé pour les personnages de moindre envergure, avec lesquels la caractérisation active se révèlera plus ardue à effectuer en raison de leur faible implication dans le corps de texte.

Cette fameuse caractérisation active, qui s’inscrit dans le sempiternel débat du « Show, Don’t Tell », puise sa force dans la nature même de l’être humain, lequel teinte de sa personnalité beaucoup plus d’actions qu’il ne le croit. Plus prosaïquement, l’on attendra de vous de décrire un comportement crédible, et ce comportement crédible passe par la réalisation d’actions simples relevant de l’inconscient, mais qui en apprennent énormément sur la personnalité de celui qui les réalise. Par exemple, vous pouvez matérialiser la cleptomanie refoulée d’un personnage en semant ici et là des pulsions de vol : il pourrait se saisir d’un objet compulsivement avant de le reposer, à plusieurs reprises, au cours d’une discussion, ou bien gratter l’étiquette d’un article pour ensuite le remettre à sa place dans le rayon. Dans le même ordre d’idée, quelqu’un de facilement angoissé aura tendance à se rassurer en effectuant une série de petites actions en apparence anodines, voire inutiles, qu’il vous appartient de saupoudrer avec parcimonie pour obtenir un résultat réaliste.

La règle d’or à ce sujet est la suivante : évitez de trop prendre le lecteur par la main en lui disant explicitement « il fait ça parce qu’il est névrosé à cause de sa mère qui ne l’a jamais aimé ». Laissez-le s’interroger, formuler ses propres hypothèses ! Toutes les questions n’appellent pas forcément à une réponse, et personne ne possède toutes les clefs de l’esprit humain. La règle « d’argent » (je consacre l’expression, allez) consiste à ne pas se borner aux seuls troubles obsessionnels : la psychologie, c’est aussi les goûts, les oublis, les petits rituels inconséquents et une foultitude de choses qui ne nécessitent pas une psychanalyse approfondie sur un canapé. Tout n’est pas signifiant, et vous serez surpris de voir à quel point des assertions aussi banales que « il mettait toujours deux sucres dans son café, quel que fût le volume de la tasse » agrémentent positivement un texte !

« Seule et unique fille de la fratrie, Pauline avait surdéveloppé les qualités dont ses frères étaient – quasiment tous – dépourvus. La douceur, le tact, l’empathie ; une tendresse et un calme à toute épreuve… Elle savait comment y faire avec chacun, de quelle manière s’y prendre pour les apaiser. Et elle était vraiment douée. »

Karole Schifferling, Je viendrai te chercher (Version 1).

« Le Serestenn discourait volontiers. En occupant le silence de paroles médisantes et acerbes, il tentait sans doute de lutter contre l’énorme vide qui tenait lieu d’amour-propre dans son cœur. Plus il rabaissait autrui, plus Raemar se sentait supérieur par comparaison.

L’inepte seigneur des médiocres.

La sagesse de Carn, en revanche, ne s’égrenait hors de son heaume qu’à mots comptés, et en de rares occasions. Beaucoup en avaient déduit qu’il était lent d’esprit ; c’était précisément là sa plus grande force. L’intelligence de Carn était d’une nature différente des autres mortels : minérale, précautionneuse. Attentive.

Avisé celui qui savait quelles muettes vérités frémissaient sous son mézail clos. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon (Notes).

« Les pouces de l’ambassadrice raldienne s’entrechoquèrent à deux reprises.

[… ]

Le tic-toc de l’horloge murale retentit trois fois. Oh, un bijou de technologie qu’elle avait ramené d’Andosa. Curieusement, ce bruit-là lui détendait les nerfs.

[… ]

Sally papillonna des cils. Six fois, lui sembla-t-il, avant de se marteler qu’elle devait combattre sa manie de compter à tout va. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon.

Description à thème

Cette technique consiste à choisir un mot, ou une phrase qui englobera la description afin de lui servir de fil directeur. « Feu », « baleine », « endurant » et « bien né bouffi d’orgueil » sont autant de points de départ valables qui vous donneront plus facilement accès à une panoplie lexicale adaptée au propos. L’idée est la suivante : plus vous cernez avec précision l’émotion à faire passer, plus vous utiliserez des mots qui, lorsqu’ils sonneront les uns après les autres dans l’esprit du lecteur, lui permettront d’associer la description au thème que vous avez choisi.

L’avantage principal de cette technique réside dans sa simplicité : il suffit de bien réfléchir au point de départ, et le reste aura tendance à s’écrire presque tout seul. Comme cette méthode tire sa force d’un champ sémantique relativement réduit, l’effet produit sur le lecteur sera, la plupart du temps, celui escompté, et il n’aura aucun problème à s’orienter dans la description. Il s’agit également d’une approche très modulaire, puisqu’elle peut être déclinée selon tous les formats de description et se marier avec d’autres : elle joue, en quelque sorte, sur le même créneau que le renforcement. Les thèmes peuvent aller du plus basique au plus complexe, et ont le mérite de pouvoir brosser des personnalités/physiques intrigants sans trop d’efforts.

Le désavantage le plus voyant de la description à thème tient dans l’inspiration que vous aurez au moment de le choisir : « feu » est d’une vulgarité outrancière, « bien né bouffi d’orgueil » n’est guère mieux, et il peut s’avérer ardu d’innover véritablement sans se creuser la caboche pendant des heures sur le concept du personnage. L’exercice peut décourager : on s’imaginera rapidement que le personnage à décrire manque d’éclat, qu’il est cliché, etc. En général, cela provient plus volontiers d’une réflexion insuffisante sur le thème que sur le sujet en lui-même, et se contenter de descriptions à thèmes piège quelque peu le texte dans une certaine superficialité quand s’enchaînent les lieux communs. Le lecteur s’ennuiera très vite d’une galerie de personnages où chaque caractère est associé à un animal classique, ou à un élément primaire ; non seulement pareil panel lui extirpera au mieux un bâillement désabusé, mais l’auteur lui-même se retrouvant contraint de demeurer fidèle au thème, il aura tendance à contraindre à son tour ses créations dans le moule initial. Essayez de dénicher des supports qui vous laissent de la liberté dans l’évolution psychologique du personnage !

Des exemples de thèmes utilisés à l’Attelage :

— N’importe quoi, aléatoire et incompréhension

« L’héliomandare, comme son concepteur se plaisait à l’appeler, était un curieux assemblage tout à fait improbable de trucs, de bidules et de machins à peine plus gros que le poing dont la fonction exacte semblait être un défi lancé à l’intelligence humaine. Le corps de l’engin était une sorte de sphère irrégulière à multiples facettes d’où dépassaient anarchiquement des engrenages qui paraissaient heureux de tourner dans le vide. Des cadrans bizarres recouvraient la partie inférieure de l’appareil, grotesques organes sensoriels de cette bête difforme.

Leur comportement était aussi aléatoire que celui du reste de l’intrigante machine : certains indicateurs demeuraient tristement immobiles malgré les mouvements hasardeux de l’héliomandare, d’autres oscillaient entre plusieurs valeurs sans avoir trop l’air de vouloir se décider, mais la majorité des pointeurs se contentait gaiement de tourner à une vitesse folle sans raison apparente. Quatre hélices, dont deux ne fonctionnaient que par intermittence sans qu’on ne sache trop pourquoi, donnaient la vague impression de pouvoir sustenter la petite machine dans les airs, et des voyants lumineux greffés à l’héliomandare clignotaient sporadiquement, comme s’il tentait tant bien que mal de communiquer avec son environnement immédiat. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon (Version 1).

Métal/incandescence

« Rachel sourit avec tendresse lorsque Morgane fit irruption dans la cuisine et s’excusa d’un regard où entrelacs d’or et de bronze chatoyaient sous les caresses de la lumière électrique. Cette couleur ambre intense irradiait d’une fièvre que Rachel estimait incomparable. Les paillettes mordorées qui émaillent le chaton des iris la fascinaient, à l’instar de celles piquetant les prunelles de son mari, d’un cuivre plus accentué. »

Marion Roudaut, Le Livre du Destin.

Description par opposition et renforcement

Une bonne pratique consiste à structurer la description en suivant une logique par contrastes entre des qualificatifs opposés ou au contraire par empilement de qualificatifs allant dans le même sens, et à ce propos deux approches équivalentes prédominent : soit ces éléments seront appairés dans des phrases indépendantes, à l’intérieur d’une description construite selon un autre schéma (ou le même, rien n’empêche d’emboîter les oppositions/renforcements !), soit c’est toute la description qui sera bâtie selon un schéma d’opposition/de renforcement. Dans ce cas, on veillera bien à faire ressortir le lien logique, voire à décrocher la description en deux paragraphes distincts, dans le but d’aiguiller le lecteur sur la dualité voulue.

Ça vous semble un peu obscur ? Des exemples plus ou moins longs pour clarifier la notion :

Description par opposition physique/psychologique

Ici, quelque chose dans la physionomie du personnage entre en opposition avec son caractère.

« Il avait des épaules aussi larges que son intellect était étroit. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon.

« Somme toute, sa posture trahissait beaucoup plus de raideur que de droiture. »

Pendargent, La République d’Illor.

Description par opposition physique/physique

Deux caractéristiques physiques du sujet semblent s’exclure mutuellement.

« Les commissures des lèvres du jeune homme s’étaient retroussées en une moue moqueuse, ce qui lui donnait un air canaille à la fois séduisant et terrifiant. »

Olenna, Changecorps.

« Tout jeune adulte qu’il fût, d’Orsegal avait un regard et des paumes de vieillard. En ses yeux la lumière semblait s’être depuis longtemps éteinte et ses mains de pianiste étaient ridées à vous en faire perdre l’aplomb des plus coriaces diseuses de bonne aventure. »

Pendargent, La République d’Illor.

« Un des hommes met pied à terre. Il arbore, comme les autres, une étoffe couleur lilas que recouvre une côte aux mailles brillantes. Néanmoins, il se distingue par un fourreau aux couleurs chatoyantes qu’il porte sur le côté. Sans parler de sa ceinture qui s’enroule autour de sa cuirasse à la manière d’un serpent doré. A n’en pas douter, le personnage est d’importance. »

Antoine Bombrun, Les Traqueurs.

Description par opposition physique-psychologique/temporelle

Il y a hiatus entre la description faite au moment de l’énonciation et une situation antérieure.

« Le Soleil vint réchauffer la peau de la jeune femme. Autrefois rayonnant, son teint était désormais de la même couleur que ses lèvres ; son nez, réduit à deux trous verticaux… effrayants. Elle n’avait plus qu’un mince filet pour paupières, et aucun sourcil. Seuls ses cheveux restaient aussi beaux qu’au premier jour, comme pour rappeler que jadis, ce visage monstrueux avait appartenu à l’une des plus belles créatures que la ville abritait. »

Karole Schifferling, Je viendrai te chercher (Version 1).

Description par renforcement

Le renforcement vise à rapprocher deux éléments en apparence disjoints pour les fusionner et les décrire d’un seul geste. Le principe, et la nature des éléments en question sont en tous points similaires à la description par opposition.

« Son esprit s’avérait affuté ; ses dagues tout autant. »

Maxime Duranté, Les Serres du Griffon.

D’autres organisations que celles-ci existent, mais elles ne méritent pas nécessairement un paragraphe entier : vous pouvez décrire du plus petit au plus grand, de la tête au pied, du plus chaud au plus froid… peu importe, au fond, tant que votre propos revêt une forme de logique facilement discernable à la lecture !

Quelle longueur pour la description ?

Dans les faits, la longueur de votre description ne dépend que de votre plume. Plus vous êtes à l’aise avec l’exercice, plus vous serez en mesure de proposer des descriptions riches, détaillées et surtout : dynamiques. Le gros problème de la description, c’est qu’elle « fige » complètement l’histoire. Vos personnages ne font plus rien d’autre que d’admirer le paysage/quelqu’un d’autre/un objet et le temps semble s’être arrêté. Quand bien même vous optez pour une description intégrée, le rythme général du récit en sera impacté et vous ralentirez le flot du texte jusqu’à ce que toutes les informations aient été données au lecteur.

Est-ce pour autant un mal ? Je serais certes tenté de dire « ça dépend », mais le but de cet article n’étant pas de vous laisser dans le flou artistique, je tâcherai de vous donner quelques arguments afin que vous puissiez y voir plus clair.

Concrètement, la description s’apparente, à maints égards, à un cours magistral. Le lecteur est passif, tout comme vous le seriez, assis sur une chaise à écouter un professeur parler, et il doit assimiler une grande quantité de renseignements dans un délai très bref. Son attention risque également de dériver hors du texte, à l’instar de ces furtifs coups d’œil par la fenêtre ou de ces sms qu’on lançait pour que le temps file plus vite avant la sonnerie. Est-ce que c’est rédhibitoire ? Pas vraiment ; n’y avait-il pas un enseignant plus passionnant que les autres ? Celui qui, par son cours vivant et sa diction bien maîtrisée, ses traits d’humour et son amour pour la matière, parvenait à transformer l’exercice en une véritable bouffée d’air frais au milieu d’une journée morose ?

C’est ce que vous devez, à tout prix, chercher à atteindre dans vos descriptions. Il est impératif de bien décrire, sans quoi vos lecteurs ne retiendront pas même la moitié de ce que vous racontez, et ils se sentiront perdus par la suite quand leur souvenir incomplet du texte leur fera défaut. Comment procéder, alors ? Restez fidèles aux conseils qui ont été prodigués jusqu’à présent : ils donnent de la force et de la structure à votre propos, et permettent une meilleure assimilation des informations à mesure que les mots s’égrènent. Soignez chaque phrase, ne laissez pas une seule tournure pauvre ou bancale se promener dans un bloc descriptif ! Tout doit être millimétré et parfaitement huilé. En général, c’est sur ces passages-là de votre récit que vous devrez effectuer la relecture la plus attentive.

Cela signifie-t-il pour autant qu’une description possède une longueur théoriquement illimitée ? Bien sûr que non ; et il existe plusieurs règles simples pour éviter de s’embarquer dans des envolées lyriques interminables. En voici une petite liste :

— La longueur d’une description doit se conformer à l’objet décrit. Il s’agit d’une règle tacite de narration : votre lecteur s’attendra à ce que l’importance de ce que vous décrivez soit proportionnelle à l’effort que vous mettez à l’ouvrage. Inutile donc de lâcher trois paragraphes sur un personnage qui n’est là que pour remettre une lettre au héros ! A l’inverse, que des protagonistes prééminents de votre récit ne soient pas suffisamment décrits posera problème au lecteur, qui aura alors du mal à les fixer dans son esprit. Il s’agit d’une formule somme toute basique, mais d’une importance capitale à la fluidité de votre texte !

« Une dame élégamment habillée » conviendrait tout à fait pour présenter un personnage qui n’aurait, par exemple, qu’une unique ligne de dialogue dans tout le roman.

— Cassez la description en morceaux. Faites lire (ou lisez vous-même à voix haute) le bloc à un volontaire et notez quand son attention commencera à décliner. Les descriptions, plus que tout autre endroit de votre texte, dénotent d’un niveau de langue et d’une complexité syntaxique bien supérieurs à ce que vous pourrez retrouver ailleurs. C’est normal : c’est aussi ce qui fait leur charme et augmente leur puissance évocatrice dans l’esprit du lecteur. Gare à la surcharge cependant ; un trop-plein suscitera la nausée et donnera envie de sauter ces ennuyeux exposés que vous avez pris si longtemps à monter !

Repérez quand la lecture devient laborieuse et coupez à cet endroit. Insérez alors un peu d’action et de dialogue pour mieux revenir à la charge plus tard.

— Ne vous répétez pas. Enoncez les choses une fois, clairement et avec un langage soigné, puis avancez. Ne redites que si vous êtes absolument sûr de vouloir insister sur un élément bien précis ; si tel est votre choix, faites très court et percutant : pas plus d’une phrase, si possible placée en exergue par la mise en page (rejet en centré, par exemple).

— Corolairement, faites correspondre l’importance de chaque élément de votre description au nombre de mots que vous utilisez pour l’introduire. Si vous voulez appuyer le fait qu’un personnage soit grand, écrire « il était grand » ne sera pas suffisant ! Pire encore, ne rejetez pas cet élément en bout de phrase, derrière un participe présent ou une armada de virgules. Toutes les informations de premier plan doivent apparaître avec la pompe qui leur est due.

— N’écrivez que ce que le lecteur a besoin de savoir. Particulièrement pertinent pour les adeptes de l’omniscience, ce conseil vise à éviter certaines informations inutiles qui peuvent alourdir le texte sans apporter une quelconque valeur à la description. Ce n’est pas parce que vous avez une connaissance illimitée et plurielle du personnage que vous devez déballer sa biographie entière quand vous le faites apparaître. Jugulez vos ardeurs !

— N’écrivez qu’en fonction du point de vue narrateur, au moment T du récit. Il s’agit d’un corollaire au « jugulez vos ardeurs » jeté précédemment : votre savoir de ce que le personnage est, ou sera, ne doit pas interférer avec la perception que votre point de vue en a. Dans les faits, si votre héros antipathique « mais quand même il change c’est un super mec olala franchement c’est mon perso préféré de toute la série » est perçu par le point de vue comme le dernier des connards, vous DEVEZ le décrire comme le dernier des connards, sans émettre de réserves qui détonneraient avec la situation au moment T ou avec le caractère du narrateur ! De même, les éléments décrits doivent s’accorder avec leur importance relative aux yeux du point de vue : si celui-ci est un boxeur professionnel un peu bas du front, pourquoi s’attarderait-il outre mesure sur la moindre boucle frisottée de la coiffure ultra sophistiquée, garnie de rubans et peignée avec un effet de…

Vous m’avez compris : votre propre sensibilité, vos centres d’intérêt et vos appétences personnelles ne doivent pas court-circuiter la façon qu’a le narrateur de ressentir le monde autour de lui. Imaginez-vous ce que le personnage éprouve à la rencontre de l’objet décrit, et tenez-vous-en à cela.

Mettons en pratique ce que nous venons de voir avec quelques descriptions moins exemplificatrices ! Arriverez-vous à repérer les mécanismes utilisés ?

« Un homme de haute taille, vêtu de vêtements élégants mais poussiéreux, était nonchalamment assis dans un fauteuil, jambes croisées sur la table. Il respirait la décontraction à caresser ainsi le corps de sa harpe ; amoureusement. Un chapeau de feutre à larges bords dissimulait son visage où n’était visible qu’un fin sourire dévoilant de petites dents de perle parfaitement régulières.

[… ]

Le barde ôta son couvre-chef et libéra une crinière auburn qui ruissela sur sa poitrine. Quelques mèches égarées sur son front soulignèrent les tons richement chaleureux de ses grands yeux bruns. »

Marine Roudaut, Le Livre du Destin (Version 1).

« En d’autres circonstances, j’aurais dit de lui qu’il était un Khadoran parmi des milliers d’autres. Un crâne aux maxillaires larges et écartés, habillé d’une barbe sombre rehaussée çà et là de pointes cendrées. Deux cavités oculaires très profondes ; deux coups de pioche que le hasard avait donnés afin de révéler les saphirs qui sommeillaient sous l’épaisse gangue de chair et d’os des Impériaux. Mèche brune tirant vers le roux lâchée hors d’un béret anthracite. Nez droit et solide.

Ce genre d’attributs sert la féroce réputation des Khadorans à merveille. Tous ces signes d’une virilité que je n’avais jamais pu seulement approcher, les hommes en faisaient étalage avec la discrétion d’un bloc de granit : c’étaient des statues qui se mouvaient comme des chênes dotés de jambes. Ils parlaient peu, souriaient bien moins encore, et se pliaient aux évènements sans sourciller, d’une résilience quasi végétale. Ils étaient, rien de plus.

Le type en face de moi aurait pu être l’un de ceux-là, ceux dont l’écorce était assez dure pour que la Mère Patrie les déracine et les envoie en première ligne. Le marteau avec lequel Khador terrasse ses ennemis. »

Maxime Duranté, Acier Froid.

« Morgane décela une vague ressemblance avec un renard, mais l’Aniloquace possédait une ossature plus délicate, des membres allongés et déliés de façon plus prononcée, presque exagérée par une Nature prise d’excès. De fines cornes torsadées faisaient la fierté de son front en s’enroulant autour de son cou diaphane. Ses yeux d’un carmin agressif jaugèrent la jeune fille dans une étincelle d’intelligence sourde. Il semblait la mettre au défi : “devine donc quelle est ma race, petite ?”

Un alocyne. La lèvre supérieure du spécimen qui lui faisait face se retroussa avec amusement et dévoila la pointe de deux canines d’ivoire. Le panache de sa queue touffue s’agita tel un drapeau de pourparlers. »

Marion Roudaut, Le Livre du Destin (Version 1).

« Derrière le geôlier, Breridus de Pal se leva calmement et repoussa sa chaise. Toute trace d’hilarité avait disparu de son visage, comme sur celui d’un acteur au sortir de scène. D’une taille plutôt courte, les cheveux soignés et la vêture impeccable, l’homme avait toujours l’apparence d’un élégant châtelain. On était loin du prisonnier hirsute et puant que l’on aurait pu imaginer. »

Antoine Bombrun, Rupture.

Différents effets que l’on peut créer avec la description

Tromperie sur l’importance du personnage dans l’histoire : la description tronquée ou surenchérie

Nous avions posé dans le sous-titre précédent qu’une règle tacite de narration accorde l’envergure du personnage avec celle de la description. Comme toutes les règles, cette concordance peut être bafouée à dessein pour induire le lecteur en erreur : l’on pourra focaliser son attention sur un personnage sans intérêt, ou au contraire déguiser un personnage crucial sous une apparence insipide en expédiant sa description d’une phrase. C’est la manœuvre que j’aime surnommer « haaaa mais putain c’était luiii ! ». Ça n’est pas très élégant je vous l’accorde, mais le principe transparaît clairement !

Le personnage sur-décrit peut être l’occasion d’une petite pause dans la narration, voire de décrire psychologiquement le narrateur par effet ricochet : il pourra se plaire à imaginer des histoires délirantes sur une personne qui lui est inconnue, extrapoler toutes sortes de choses à partir de ses observations, etc. Si vous ne vous retrouvez pas dans ce que je viens d’avancer, c’est que vous n’avez jamais pris les transports en commun.

— Nouvel éclairage sur le personnage : la description multiple ou complétée

Un classique, le nouvel éclairage vient en général concrétiser l’évolution d’un personnage d’un moment T à un moment T+1 dans le récit, mais l’on peut également décrire deux fois le même personnage à un intervalle rapproché, selon deux regards différents ! Très pratique pour nuancer un portrait trop extrême, cette méthode devient encore plus intéressante lorsque les deux portraits tirés sont quasiment antinomiques et semblent ne pas décrire la même personne ! Pareils personnages polarisants sont source d’engagement pour le lecteur, qui s’alliera naturellement avec l’une ou l’autre des perceptions.

— Utilisation de l’affect : sortir le décrivant de son registre habituel pour augmenter l’intensité de la description

Faites parler crûment un personnage d’ordinaire réservé, ou au contraire mettez des mots châtiés dans la bouche d’un autre qui n’a pas la langue dans sa poche, et vous obtiendrez une contradiction propre à éveiller la curiosité du lecteur ! Mais qu’est-ce qui peut bien pousser le narrateur à adopter un tel vocable ?

Pour amoindrir l’effet, il est possible de moduler en introduisant la phrase par « Machin détestait », « Machin adorait »… Les verbes de la sorte sont suffisamment nombreux pour toujours trouver chaussure à son pied.

— Tricherie de rythme : décrire au cours d’un mouvement

La description intégrée portée à son paroxysme : décrire le corps à mesure que le personnage se déshabille, le visage pendant un rasage, etc. Vous faites du deux en un, et le lecteur n’a pas l’impression de se faire arnaquer ! Bien exécutée, cette technique ne ralentit en rien le rythme de la narration.

— Force de réalisme : le détail anodin

Un grain de beauté, un tic discret, un bibelot sur une étagère… tout est prétexte à une incise modeste qui viendra donner plus de poids à votre description. Ce genre de détails peut survenir dès la première rencontre, mais je préfère personnellement réserver l’effet à un moment ultérieur, de sorte que le lecteur continuera à parfaire sa connaissance du sujet décrit au fur et à mesure qu’il deviendra plus familier. Cette approche permet en outre de conserver une certaine fraîcheur dans la narration, et de donner un sentiment de progression constant au récit.

Je ne pensais pas avoir besoin de le rappeler, mais concernant ces détails anodins…

N’en faites pas trop, hein ?

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : L’allègement du texte

« Faites des phrases plus courtes » : un message à la popularité croissante qui nous vient d’Outre-Atlantique, où des auteurs influents comme Hemingway en son temps, et R. R. Martin à sa façon, prêchent un style toujours plus concis et ramassé. Ce qui était initialement une marque de fabrique, une patte caractéristique, tend à s’imposer comme une norme dont on justifie la pertinence en invoquant le temps d’attention déficient des lecteurs ; au-delà de six mots, dit-on, ils décrochent et passent à autre chose. Force est de constater que si vous en êtes arrivés là de l’article, c’est que vous adressez un majeur fièrement dressé à l’attention des statisticiens prophétisant la ruine de notre matière grise. Nous pouvons donc avancer un propos un soupçon plus élaboré.

            Quand on parle d’allègement du texte, on ne parle pas obligatoirement d’un raccourcissement, de coupes réalisées en vue de transformer n’importe quel récit en cette sorte de résultat bâtard, à mi-chemin entre le roman et le script de film, où l’auteur se débarrasse aimablement de tout effort pour nous laisser seuls à la mise en scène. Non, la thèse défendue ne consiste pas à écrire plus court et à éliminer tout ce qui peut faire le charme d’un texte : le joli détail, la belle formule, les verbes d’incises qu’on se plaît à uniformiser en les remplaçant tous par « dire »… Il est probable que votre texte ressorte légèrement moins long de l’allègement, mais il en sera paradoxalement plus riche, plus vibrant d’émotions et foisonnant de vie.

            Le temps théoriquement infini qui encapsule la création de l’écrit ouvre un champ de possibilités que nous n’avons pas à l’oral : tous les mots que nous posons sur une page Word, jusqu’au plus insignifiant article, peuvent être relus et modifiés un nombre indéfini de fois, et nous sommes donc en mesure de rechercher un rendement optimal pour chacun d’entre eux. En dépit de ce temps de création étirable à l’envi, le temps de lecture, lui, s’avère plus rigide pour un certain panel de raisons. L’on pourra citer pêle-mêle que d’innombrables œuvres à la stylistique supérieure n’attendent que la main du lecteur exigeant pour être ouvertes, que la lecture est bien davantage un divertissement qu’une corvée (dans notre cas de créatifs, du moins), et que les sessions de lecture occupent souvent une place délimitée, presque rituelle, dans la journée type d’un amateur de littérature. En tout état de cause, nous pouvons affirmer que l’enjeu de l’écriture réside dans la rédaction d’un message complexe, que nous pouvons conceptualiser de la manière la plus précise avec suffisamment de patience, ayant pour objectif d’être transmis avec un minimum de déperdition dans un temps imparti. En d’autres termes, nous recherchons l’équilibre précaire entre efficacité et contenu.

            Comparativement, l’oralité privilégie un dépouillement qui va de pair avec les difficultés inhérentes à un code, dont les subtilités ne s’apprivoisent qu’à grand-peine. Le français compte parmi les langues les plus sophistiquées sur Terre, à un point tel que nous avons développé une quasi-révérence à l’égard de conjugaisons « prestigieuses » : il suffit de parler au passé simple pour se voir accoutré comme à la cour du Roi Soleil, et de lâcher un subjonctif imparfait pour invoquer le fantôme de Voltaire. Pour agréables à l’oreille qu’elles soient, ces formes demeurent délicates d’emploi et ne font plus l’objet d’un enseignement assez soutenu pour apparaître dans le français courant. Conséquences directes de ce retrait scolaire, les personnes qui se prêtent à l’exercice d’une langue recherchée manquent d’expérience et ahanent, butent, bégayent pendant de douloureuses minutes pour s’exprimer, et celles qui n’y sont pas accoutumées prennent l’essai pour une insulte à leur niveau d’éducation. Pire encore, l’évanescence de la parole contribue à rendre ces tentatives pénibles pour les deux parties ; répéter une phrase est d’autant plus gênant que celle-ci comporte de méandres et de détours, et le débit du locuteur joue un rôle prépondérant dans la compréhension au même titre que les conditions d’écoute. L’écrit s’affranchit de tous ces problèmes ; c’est un mode de discours solennel qui s’appuie sur une disposition d’esprit entièrement tournée vers un monde intellectualisé.

            En sus de cette contrainte de forme surgit un consensus relatif au fond. À l’oral, et dans la mesure où les sujets abordés dénotent soit d’une banalité quotidienne, soit d’un domaine avec lequel tous les interlocuteurs sont familiers, la communication peut sciemment omettre ce qui finit par relever de la convention implicite. Des mécaniciens habitués à travailler ensemble en viennent à ne plus s’embarrasser d’un « pourrais-tu, s’il te plaît, me passer la clef de » avant de demander la clef de douze à un collègue. « La douze… ? », qui, dans un autre contexte, pourrait se référer à un milliard de choses différentes et franchement manquer de politesse, ne reflète en définitive qu’un usage instauré par des semaines, voire des mois passés dans un atelier commun, à se témoigner un respect mutuel et à naviguer entre les mêmes outils. Le jargon, les expressions imagées, et toutes les autres pratiques qui peuvent sembler absconses à un observateur extérieur, sont des émanations de ces normes tacites quant à la nécessité de tel ou tel mot dans l’énoncé. Sans rentrer dans des considérations scientifiques ou techniques, le fait de dire « tu as vu la météo hier ? » découle d’un de ces consensus : vous n’avez pas « vu », stricto sensu, la météo ; vous avez vu un bulletin de prévisions météorologiques. Cela va sans dire, et nous ne le disons donc pas en dehors des situations les plus formelles, mais il s’agit d’un point intéressant, sur lequel il convient de réfléchir pour distinguer la narration des dialogues.

            Toute cette (écrasante) introduction pour en arriver à la posture que voici : selon moi, exhorter les auteurs à écrire des phrases courtes confine à un style qui ne sera ni aussi percutant que l’oral, eu égard à ses spécificités et à sa dépendance au contexte, ni aussi efficient que l’écrit, car il n’aura pas su profiter de ses forces pour dépasser la vulgarité de l’univers immédiat et physique. L’allègement que je conseille n’a d’autre but que de mettre davantage en exergue ce que j’aime appeler « la gemme du style », c’est-à-dire le cœur palpitant de votre sensibilité, de votre thématique. C’est ce noyau qui se trouve parfois, et fort malencontreusement, noyé dans un magma de mots qu’une reformulation permettrait de cristalliser pour en extraire la substantifique moelle. Plus qu’une coupe, j’opte pour une distillation.

            Avant de plonger dans le vif du sujet, j’aimerais remercier plus particulièrement la jeune Chinmoku : elle a eu la gentillesse de m’autoriser à faire figurer des phrases issues de sa nouvelle Un bois résistant qui parfois se rompt, ainsi que mes propositions de correction, alors que rien ne l’y forçait. C’est ma réflexion quant aux améliorations qu’on pouvait apporter à ce texte qui a donné naissance à cet article ; je suis heureux de pouvoir vous montrer combien ces petites choses peuvent embellir un récit.

Le regroupement d’informations : machine à élimination des auxiliaires

            Partout, dans les commentaires d’auteurs, dans les manuels de style, on martèle « les verbes faibles comme être, avoir, et faire sont à éviter », à tel point que des logiciels comme Antidote vous mettent en surbrillance toutes leurs occurrences pour que vous puissiez vous en défaire. Une fois n’est pas coutume, je ne vais pas aller à contre-courant et vous inciter à bourrer votre phrasé de verbes faibles, car ils sont effectivement symptomatiques d’un style qui se cherche ou d’une déficience d’un auteur qui ne s’est pas assez relu. En revanche, et plutôt que de m’arrêter à ce constat, je m’efforcerai ici de vous présenter quelques menues astuces pour en venir à bout. Curieusement, ces auteurs qui honnissent les verbes faibles sont également ceux qui entretiennent le mythe de la phrase courte miraculeuse ; nous verrons qu’éviter ces tournures ternes tend au contraire à faire fusionner des propositions, et donc à augmenter plutôt qu’à diminuer la longueur moyenne des phrases…

            Regrouper les informations, je l’avais déjà abordé succinctement dans l’article dédié à la lutte contre les répétitions, suppose une démarche argumentative presque cartésienne : vous parlez d’un sujet jusqu’à l’avoir couvert dans son intégralité, puis vous passez au suivant. Très systématique, cette approche a le mérite de bien s’insérer dans le processus de la description et vous économisera toute une palanquée de « être » et « avoir » qui n’avaient d’autre fonction que de repréciser le sujet de votre phrase. Ainsi, si vous souhaitez donner des détails quant à la couleur des vêtements portés par un personnage sans pour autant décrire avec minutie chacun d’entre eux, vous pouvez par exemple dire dans un premier temps :

« Sa casquette était bleue, son pantalon rouge, et son T-Shirt blanc. »

Comme il s’agit de l’observation la plus générale que vous puissiez faire du personnage, il paraît logique de dégrossir la question avec un résumé rapide qui s’appuie sur un unique verbe d’état.

Un cran plus loin dans la finesse : le regroupement peut être utilisé pour mettre en relation deux éléments qui peuvent être simultanés ou complémentaires. Dans l’exemple tiré de Un bois résistant qui parfois se rompt, Chinmoku avait écrit en premier jet :

« Le ciel était clair, quelques oiseaux chantaient déjà alentour. »

Je lui avais suggéré ceci :

« Alentour, quelques oiseaux chantaient déjà sous la clarté du jour. »

Ce réarrangement, plutôt que de juxtaposer des propositions, insiste sur le lien spatial qui existe implicitement entre elles afin de les fusionner. On perd donc le verbe d’état « être », puisque le ciel devient dès lors un complément circonstanciel de lieu plutôt qu’un renseignement de premier plan. En passant, j’ai instinctivement remplacé « ciel » par « jour », mais on aurait très bien pu imaginer que les oiseaux chantaient « sous un ciel clair » sans altérer le sens de la phrase.

Plus poétique peut-être, le regroupement que j’affectionne, mais que je n’ai pas osé soumettre à Chinmoku :

« Alentour, quelques oiseaux chantaient déjà la clarté du jour. »

De mon point de vue, c’est le jackpot : non seulement on imagine bien que les oiseaux sont sous le ciel et chantent, mais en plus de ça, on a rajouté une certaine dimension mystique à la scène. Les oiseaux louent l’arrivée du soleil ; on se les représente becs tournés vers l’astre et réjouis de voir revenir ce qui, pour eux, signifie que les prédateurs nocturnes vont s’en retourner à leurs tanières et les laisser en paix. Grammaticalement, il s’agissait tout bêtement d’utiliser la capacité du verbe « chanter » à accepter un complément d’objet direct. Qui dit direct, dit phrase plus aérienne et plus riche : en une petite modification, j’ai rajouté du sens à l’énoncé tout en supprimant un verbe faible.

L’idée maîtresse derrière ce genre de regroupement, c’est de se poser la question « est-ce que les briques que je pose l’une à côté de l’autre ne sont pas, au bout du compte, reliées par une causalité, une temporalité, une quelconque attache que je pourrais exploiter pour les renforcer ? » Ce n’est pas si ardu, car l’auteur ira sans s’en rendre nécessairement compte vers les sujets connexes à son propos premier : Chinmoku a placé côte à côte un ciel clair, dominé par le soleil, et des oiseaux qui chantaient « déjà » (malgré l’heure matinale). L’association est toute trouvée ; si elle ne vient pas dès l’écriture, il faudra simplement songer à prendre un peu de distance pour repérer ces entrechats à la relecture.

La troisième facette du regroupement tient dans l’organisation de votre texte, et quel meilleur moyen de vous en faire une démonstration que l’article lui-même ? En suivant un cheminement qui saute de proche en proche, l’écrivain s’épargne le besoin de recentrer le sujet avec une redite. Cette technique peut aussi bien fonctionner au niveau microscopique, en veillant à terminer ses phrases par un mot qui amorcera intuitivement la phrase suivante, qu’au niveau macroscopique comme ici, où j’avance la problématique des liens logiques avant de l’élargir à l’aide d’un paragraphe assez compact.

Un exemple de regroupement microscopique pour illustrer avant d’avancer : la description d’un personnage secondaire emblématique du « j’ai eu la flemme de me relire ». Voyez plutôt :

« C’était un homme qui possédait plusieurs animaux, ainsi qu’une haute taille et un faciès buriné. Parmi ses compagnons se trouvait Gustav, son chat préféré, et les gens ne cessaient de citer Papy fait de la résistance dès qu’ils l’apprenaient, en pensant faire preuve d’humour. »

Dans l’absolu, cet enchaînement n’est pas foncièrement incorrect, ou mauvais, bien que voir le même verbe « posséder » appliqué indifféremment à une taille, des animaux et une barbe me fasse quelque peu râler, mais nous y reviendrons plus tard. En vérité, ce qui me gêne, c’est que tout ceci aurait pu être élégamment exposé avec un minimum de discipline. On peut en effet arriver rapidement à ceci :

« Cet homme de haute taille au faciès buriné possédait plusieurs animaux, parmi lesquels son chat favori Gustav ; les aspirants humoristes se sentaient obligés de citer Papy fait de la résistance sitôt qu’ils l’apprenaient. »

Plus court de quelques mots, plus immédiat également : l’apparition spontanée du point-virgule vient confirmer que le discours se tient par une logique qui fait penser aux maillons d’une chaîne, et qui me permet d’évacuer toute la partie « Ah, oui, au fait, revenons un instant aux animaux de ce bon monsieur ».

Les tournures adjectivales : pour renvoyer d’où elles viennent les armadas de prépositions

J’aime la langue française. Je lui trouve une infinité de charmes et une flexibilité syntaxique dont beaucoup d’autres sont incapables ; la manier dans toute sa puissance est un réel plaisir sans cesse renouvelé. Mais, mais, mais… Je ne peux m’empêcher de croire que la préposition « de » remplit bien trop de fonctions pour ne pas se montrer vigilant quant à son emploi. Traduit brutalement de l’anglais comme c’est régulièrement le cas, le style en vogue commence malheureusement à pulluler de tournures qui délaissent les adjectifs au profit d’une explicitation en « de ». Ainsi, quelque chose d’aussi léger que « I got a Fantasy book from my brother’s girlfriend » enfle horriblement pour donner « J’ai reçu un roman de Fantasy de la part de la petite-amie de mon frère ». Cette maladresse (fainéantise ?) de la traduction littérale avive le mythe selon lequel l’anglais est invariablement plus compact que le français, mais je m’égare sur des territoires qui pourraient vous convaincre de mon mépris pour la langue anglaise.

Toujours est-il que les tournures adjectivales sont d’un secours précieux pour diminuer la profusion de « de » dont un texte peut prestement souffrir quand l’auteur baisse sa garde ; elles seront à mettre en relation avec la répétitivité des sonorités, et vous pouvez vous octroyer une plus grande largesse à leur égard lorsque le « de » se mue en « du », « des », « d’ ». Un « d’ » n’est, à strictement parler, pas menaçant pour la tenue du texte car il ne rajoute pas de syllabe et s’avère donc inconséquent en termes de « temps d’articulation ». Pour ce qui est de « du » et « des », le fait qu’ils soient des contractions effaçant « le » et « les » rendra la décision plus délicate : dans un monde idyllique, l’adjectif serait préférable à coup sûr, mais il paraît essentiel de s’interroger sincèrement lorsque la tournure adjectivale risque de susciter le rejet du lectorat. Allez-vous écrire « Le palais du duc », quitte à commettre une atroce euphonie (« Dudu ». Merveilleux.) ou allez-vous pencher pour « Le palais ducal », que certains pourraient rejeter alors même que « Le palais royal » leur paraît tout à fait harmonieux ? La fréquence d’utilisation conditionnant l’oreille à ce qui semble juste, défendre des adjectifs tombés en désuétude pourra nuire à un écrivain.

Sans s’engager dans des cas extrêmes comme celui-ci, les tournures adjectivales sont d’autant plus agréables que la phrase s’étire, et s’il en est peu pour écrire « Les difficultés de l’économie de la France », la plupart des gens s’arrêtent à « Les difficultés économiques de la France » sans se dire que, l’un dans l’autre, « Les difficultés économiques françaises » fonctionne tout aussi bien et libère le texte, l’aère en réservant la préposition « de » aux endroits où l’on ne peut s’en dispenser.

Les tournures averbales : une spécialité française

L’anglais a ses adjectifs composites et sa construction agrégative pour éviter les verbes « être » et « avoir » ; nous avons les tournures averbales. Je ne vais pas vous asséner un nouveau laïus théorique sur la sonorité des phrases, on comprendra vite qu’esquiver une proposition relative en « qui avait » et « qui était » peut faire respirer un texte mieux que n’importe quel inhalateur de Ventoline.

Dans cet exemple, tiré de Un bois résistant qui parfois se rompt, Chinmoku écrivait :

« Une maison qui avait dix ans. »

Pour les anglophiles, cela aurait littéralement donné : « A house that was ten years old. » La belle pratique aurait été de dire « A ten-year-old house. » Mais attendez une seconde… Une, dix ans, vieille, maison… Mais quelle recombobulation pourrait nous tirer d’affaire…

« Une maison vieille de dix ans. »

Nous voici à l’emploi du « de » que les anglais nous envient, et qui leur fait s’arracher les cheveux au moment de transcrire nos propres écrits dans la langue : la tournure averbale en « de » ouvre un champ infini de métaphores, de chemins transversaux, et de pirouettes grammaticales extraordinairement souples. C’est en partie la raison pour laquelle j’encourage les adjectifs : ils vous dégagent une marge confortable pour le rôle dans lequel « de » excelle. « Ce grand théâtre qu’est le monde » ? Dites « le grand théâtre du monde », et laissez les Anglais barboter avec un « of » qui ne renvoie à rien dans leur système sémantique. Peu importe ! Vous écrivez dans la langue des Lumières, pas dans celle de Shakespeare. La tournure averbale, qui dépasse de loin ce que j’ai exposé ici (on peut écrire « Sur la côte, une brise légère. » ; les Anglais en seraient outrés), est une technique que la traduction omet d’utiliser ; elle disparaît proportionnellement à l’invasion grandissante des œuvres anglophones sur le marché français. Revenez aux sources ! Pensez à l’averbal.

Ici comme ailleurs, je ne souhaite pas imposer ma vision des choses sur un ton docte ; mon ambition est plutôt de vous armer du mieux que je le peux pour que vous deveniez véritablement maîtres de votre texte. Je l’ai déjà établi, mais je ne cesserai jamais de le rabâcher : le français est votre outil, et il est fondamental de connaître toutes les capacités d’un outil si vous escomptez en faire un usage optimal. Plus vous apprendrez de mots, de tournures, de techniques et de parades, plus vous serez en mesure de modeler le texte afin qu’il corresponde à ce que vous voulez transmettre. À de très rares exceptions près, il existe toujours une porte de sortie, une façon de contourner l’écueil qui permette d’atteindre l’objectif fixé, et c’est à vous qu’il incombe de la trouver en tant qu’auteurs. Celui qui se surprend à la désolation d’un « c’est vraiment compliqué d’expliquer ce que j’ai en tête » ignore sûrement le mot adéquat, la formule pleine de grâce et d’impact qui ferait mouche, et devrait s’astreindre à un quart d’heure méditatif plutôt que de tourner autour de sa pensée avec une centurie de mots brouillons.

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Le contexte : n’écrire que ce qui ne peut être inféré

            Je dois reconnaître un mérite à la tendance anglo-saxonne poussant les auteurs à abandonner les verbes de parole au profit d’un banal « dire » : bien qu’il s’agisse plus d’un énième effet de mode qu’autre chose, cette chasse aux incises invite à réfléchir à la notion de contexte dans le récit. De manière très prosaïque, la ponctuation expressive est porteuse de données quant aux modalités de l’énonciation, et un point d’exclamation, comme son nom l’indique, rend n’importe quelle incise du type « s’exclama-t-il » superfétatoire. Il y a répétition d’une même information. On pourrait s’en tenir là, et tout évincer en avançant que passés « … », « ? » et « ! », point de salut, voire justifier « ?! » au motif que nous avons mis la main sur un condensé encore plus signifiant en apposant deux marques d’expressivité, mais le contexte va bien plus loin que ça.

            Je m’attarderai un instant supplémentaire sur les dialogues en guise d’entrée en matière, et vous présenterai au scénario que voici : un personnage, appelons-le A, doit se rendre dans le bureau de son patron alors qu’il y était déjà allé la semaine dernière pour un autre motif, et cette perspective l’incommode. La réplique que l’auteur choisit d’écrire est la suivante :

A se retourna vers la journaliste :

« Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? »

Lisez cette réplique plusieurs fois. Essayez de la prononcer, et dites-moi honnêtement si vous êtes capables de m’en faire une interprétation sans plus de détails : c’est chose impossible, et ce n’est pas un bête « dit-il » qui sauvera l’affaire, pas plus qu’un « demanda-t-il ». C’est que je ne vous ai pas parlé du contexte, et que sans contexte, vous ne pouvez déterminer si A est agacé, apeuré, ennuyé… Cette information est absente du texte, mais quelques mots suffisent à dessiner un contour émotionnel :

A se retourna vers la journaliste :

« Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? »

Sa voix tremblait.

 Autre possibilité :

A se retourna vers la journaliste :

 « Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? demanda-t-il craintivement. »

 Ou, histoire de passer en revue les trois positions acceptables pour cette précision :

 A se retourna vers la journaliste et lui demanda d’une voix tremblante :

 « Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? »

Ça, c’est le minimum syndical que vous pouvez faire pour alléger votre texte : exposer chaque information une fois, sans avoir l’épaisseur de les caser à tous les étages en vous paraphrasant. On trouve en effet des auteurs qui, dans un souci de détail virant à l’obsession, écrivent des choses du type :

A se retourna vers la journaliste et lui demanda d’une voix tremblante :

« Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? questionna-t-il craintivement. »

Son timbre chevrotait.

Évidemment, j’en fais des caisses, et cet exemple semble exceptionnellement gauche, mais il rend compte de lourdeurs qu’on rencontre « sur le terrain », auprès d’auteurs en herbe qui se tirent une balle dans le pied en croyant bien faire. Certes, il va de soi qu’un point d’interrogation ne peut réussir à donner l’intonation exacte du personnage au moment du dialogue ; ce n’est pas une raison pour en rajouter des tartines non plus. Maintenant que ceci a été posé, nous allons tenter d’aller un pas plus loin dans la technique de mise en contexte en étoffant le passage. Vous allez voir, l’on peut se dispenser d’écrire en toutes lettres « sa voix tremblait » si l’atmosphère s’en charge à notre place.

« Cela vous dérangerait-il de m’arranger un rendez-vous avec le directeur ? »

 A se rigidifia sitôt la question posée. Son regard se fit fuyant.

 « C’est que… »

 La journaliste le pressa d’un sourcil subtilement haussé.

 « Il y a un problème ?

 ― Non, enfin… Oui, c’est… Hum, disons que je n’ai pas laissé le directeur dans les meilleures dispositions la semaine dernière, et… et… »

 Il prit une longue inspiration qui lui bloqua les épaules plus qu’elle ne sembla le calmer. Lorsqu’enfin celles-ci s’affaissèrent, A claudiqua de quelques pas dans le couloir avant de se retourner :

 « Vous êtes absolument sûre qu’il n’y a pas d’autre solution ? »

 Ici, je n’ai plus ressenti le besoin d’annoncer que la voix de A tremblait : on le devinait aisément au regard de ses répliques précédentes, de ses réactions aux questions de la journaliste. L’utilisation du contexte pour les dialogues, c’est aussi ça : renseigner à d’autres endroits de la narration, afin de réduire les répliques à leur plus simple expression autant que faire se peut. Moins elles seront encombrées d’incises, et plus elles seront percutantes. Quitte à simplifier leur formatage, ne passez pas par un « dire » qui n’ajoute rien dans la plupart des cas et introduisez vos répliques par une phrase qui implique directement l’ouverture des guillemets ! De plus en plus, je réserve les incises aux situations qui ne présupposent pas irréfutablement que la prochaine action sera de faire parler les personnages.

            Plus généralement, le contexte vous permet aussi de couper à certaines désambiguïsations qui se fondent sur des catégories de mots composés : dans la famille des cannes, par exemple, on trouve des cannes de marche, de combat, mais également des cannes à pêche, des cannes à sucre, ainsi que la femelle du canard. Si votre personnage est en train de pêcher, vous pouvez vous épargner d’écrire explicitement « canne à pêche » : « canne » suffira, de même que « ligne » pour désigner le fil relié à ladite canne. Si votre action se déroule au Japon médiéval, et que votre protagoniste va « se coucher », nul besoin de préciser qu’il s’allongera sur un tatami à chaque fois : vous aurez fait état de ce trait culturel une fois, peut-être deux grand maximum, et sûrement par des moyens plus malins qu’un frontal « Les Japonais de cette époque dormaient par terre, sur des tapis de sol appelés tatami. » Des descriptions avisées peuvent remplir cet office, et dire d’un seigneur que « ses tatamis étaient de haute qualité ; il devait jouir d’un très bon sommeil » renseignera autant le lecteur sur les coutumes japonaises que sur l’opulence du personnage.

            Des mots parasitaires entravent la limpidité du texte de façon plus pernicieuse encore : des quasi-pléonasmes se sont progressivement immiscés dans notre phrasé, et plusieurs agglutinements excessivement communs peuvent être émondés. En premier lieu, je citerai ceux qui désignent les parties alors que c’est le tout qui importe, dans le goût de :

 

« L’Angleterre dispose d’une armée performante ; les bâtiments de la marine britannique sont à la pointe de la technologie. »

 « Les bâtiments de » n’apportent pratiquement rien, puisque la marine britannique ne comprend, sauf erreur de ma part, que du personnel, des bâtiments (navires et sous-marins) et ce que l’on appelle couramment l’aéronavale, à savoir des pilotes et des aéronefs (avions, hélicoptères…) Dire que le personnel est à la pointe de la technologie n’a pas de sens, hormis des cas de cyborgs buveurs de thé qui feraient froid dans le dos, et faire référence à l’aéronavale, une branche tellement distincte et développée qu’elle possède un nom à part, en parlant de « marine », serait tiré par les cheveux. En outre, on sent dans l’énoncé que « bâtiment », un mot aux acceptions sans rapport selon qu’on se trouve sur terre ou sur mer, a été employé avant que le contexte maritime soit évoqué, d’où nécessité de rajouter « de la marine ».

 Tout ça pour aboutir à une formulation plus ramassée qui contient le même message :

 « L’Angleterre dispose d’une armée performante ; sa flotte/marine est à la pointe de la technologie. »

            Secondairement, un nombre non-négligeable de ces quasi-pléonasmes est issu de la narration à la troisième personne, laquelle nous induit parfois en erreur et nous amène à écrire, à l’instar de Chinmoku, des phrases de cet acabit :

 « Ebène se remémora une conversation entre elle et Xierig. »

 J’imagine qu’à la lecture de cette phrase, beaucoup d’entre vous pensent « euh… je ne vois pas le souci » et se sont composés une moue incrédule. J’aimerais donc que vous transposiez cet énoncé à la première personne :

 « Je me suis remémoré une conversation entre moi et Xierig. »

 Aïe, ça pique. Nonobstant le fait que la politesse voudrait qu’on dise « entre Xierig et moi », la formule consacrée pour une discussion à laquelle on prend une part active est « avec ». La phrase, allégée de cette redondance, devient donc :

 « Ebène se remémora une conversation avec Xierig. »

 Pourquoi, alors, écrire spontanément « entre » ? Probablement parce que « entre » désigne une discussion entre des tiers (« Elle espionna une conversation entre le cardinal et un agent anglais. »), et que la troisième personne donne l’illusion qu’Ebène est bel et bien un tiers. Or, vous écrivez selon son point de vue ; la focalisation du texte, plus que sa forme, nous place dans la tête d’Ebène. Aucune raison pour qu’elle se perçoive comme un tiers à elle-même et… Oui, ça ne veut rien dire. Prudence est de mise quand vous manipulez ces tournures ! Il peut survenir des cas où l’auteur se noie dans un verre d’eau.

            Dernière rubrique, et non des moindres, je souhaiterais achever cette sous-partie en revenant sur la tournure averbale. J’avais écrit « Sur la côte, une brise légère. » au détour d’une parenthèse, de façon à vous montrer que le français s’avérait d’une indéniable souplesse syntaxique ; c’est que le verbe « souffle » est inutile quand on lit les mots dans l’ordre où ils sont écrits : on le devine, on peut presque le voir sur la page parce qu’aucun autre verbe ne peut qualifier l’action « basique », « standard » effectuée par une brise. Si vous avez toujours quelque doute quant au bien-fondé de cette technique, remplacez « une brise légère » par « un promeneur ». Comptez-vous vraiment écrire « Sur la côte, un promeneur se promène » ? Ça semble absurde ; la définition du promeneur, c’est bien « personne qui se promène » ! Et pourtant le réflexe de beaucoup d’écrivains sera d’utiliser un synonyme plus ou moins correct de « se promener » pour garnir la phrase d’un verbe à tout prix. Ils diront « un promeneur erre ». « Un promeneur vagabonde ». « Un promeneur flâne ». Mais dans les faits, de vous à moi, est-ce que se promener, c’est la même chose qu’errer ? Que flâner, ou vagabonder ? Il y a derrière tous ces verbes des nuances qui dépassent la seule promenade, alors pourquoi dévier de l’intention en cherchant ailleurs ? Si tout ce que fait ce brave monsieur se résume à être un promeneur, lâchez-le dans la phrase sans le rendre actif : il porte le contexte par sa nature même.

 D’autres illustrations du contexte « averbal » ou « nominal », donné par les noms communs. Le verbe inutile est placé entre crochets :

 « Entre les nuages, un rayon de Lune [perce]. »

 « Sur la table, [se trouvent] un verre d’eau et une assiette où quelques restes de poulet ont eu le temps de sécher. »

 « En bas de la page 74, une note sybilline [est écrite]. »

Vous remarquez que ces allègements sont rendus possibles par d’autres compléments circonstanciels univoques d’une part, et qu’ils servent avant tout à transcrire des impressions figées d’autre part. La phrase totalement averbale étant loin de constituer une technique universelle, je recommande la précaution… En vérité, j’irai jusqu’à dire que je touche ici à une technique avancée qui requiert de l’expérience et du doigté pour ne pas paraître prétentieuse : le texte doit être impeccable sur tous les autres fronts avant de s’offrir ce genre de coquetteries.

Sorti de ces mots qu’on peut supprimer sans perte de sens, la règle d’or à retenir concernant le contexte peut se résumer à ceci : si vous en arrivez à écrire ce qui est de l’ordre de l’évidence pour que le lecteur saisisse votre propos, c’est qu’un travail supplémentaire en amont ne serait peut-être pas superflu.

La sémantique : retours rapides et développements

On reste ici dans un prolongement de ce qui avait été annoncé précédemment : l’objectif sera de n’écrire que ce qui est rigoureusement nécessaire pour la compréhension du lecteur, et d’éviter les circonvolutions pour aller droit au but. Contrairement au contexte cependant, l’utilisation de la sémantique s’appuie davantage sur le propre même du mot que sur ses différentes acceptions ; il s’agit de mesurer avec exactitude quels sont les effets, quelle est la représentation mentale que le mot a dans l’esprit du lecteur, afin de manipuler le volume du texte pour qu’il corresponde strictement à ce que l’auteur désirait transmettre comme impression.

J’avais commencé à aborder cette facette de l’écriture dans l’article traitant des répétitions, mais une piqûre de rappel ne fera pas de mal : les mots, lorsqu’ils sont pris séparément, n’ont pas le même impact que s’ils sont assemblés dans un certain ordre. Tout un répertoire de ce que l’on nomme « collocations » s’est constitué à partir d’associations particulières, comme « un célibataire endurci » ou « un grand absent » ; ces cooccurrences dégagent une sensation dépassant la somme des termes pris séparément, quand elles ne sont pas tout bonnement créatrices d’un sens inédit du type « maigre affluence » (un quasi-oxymore, puisque « affluence » désigne l’arrivée, ou la présence de nombreuses personnes ; « maigre affluence » évoque donc l’image de quelques chalands perdus au milieu d’une vaste place marchande.) J’arrêterai là les exemples de collocations, car mon souhait n’est pas de vous y confiner et de faire de vous des journalistes, mais plutôt de vous amener à réfléchir au territoire du mot, à ce qu’il renvoie dans ses origines mêmes. Une petite illustration valant mieux qu’un long discours idéologique, prenons le cas peu ragoûtant d’une scène de décapitation. Votre condamné est conduit au billot ; il ne se débat pas. Il sait qu’il ne pourra pas échapper à son châtiment, et vous avez envie de décrire une exécution propre, quoique violente. La lame du bourreau se lève brièvement avant de s’abaisser, affaire classée. La tête étant sectionnée de façon très nette, vous écrivez :

Il lui trancha brutalement la tête.

Une paire de questions pour vous. Premièrement, est-ce que cette phrase rend compte de la volonté initiale qui vous animait en décrivant la scène ? Deuxièmement, cette phrase correspond-elle rigoureusement au résumé que j’en avais donné ?

On s’aperçoit assez vite que l’adverbe « brutalement » fait partie de cette catégorie de mots qu’on ajoute à la phrase au motif que « si je l’enlève, ça semble dégarni ». Brutalement, dans notre cas, c’est un peu le mot vide de sens qu’on rajoute parce qu’il n’est pas fondamentalement faux et rallonge une description qui, sans sa présence, pourrait sembler terne. J’ignore quelle relation vous entretenez avec le concept de la décapitation, mais en ce qui me concerne, le simple fait d’écrire « trancher la tête » m’évoque une action relativement violente, pour ne pas dire mue par une force redoutable : c’est qu’il faut de la maîtrise et un bras vigoureux pour sectionner une colonne vertébrale. D’emblée, « brutalement » fait double emploi dans sa fonction première de synonyme au mot « violemment » ; il est redondant dans ce registre, et le lecteur aura alors tendance, inconsciemment ou pas, à lui prêter des sens secondaires qu’on lui trouve ailleurs : un revirement brutal, soit inattendu ; un homme brutal, soit peu enclin à ménager autrui… Survient donc la question : ces autres impressions ont-elles leur place dans la scène ? La réponse est non ; vous vouliez décrire une exécution propre, donc un « évènement » planifié, organisé, mené avec professionnalisme. Le bourreau n’a, a priori, pas malmené outre mesure le condamné s’il lui a décollé la tête d’un seul coup, et ce dernier n’avait rien d’inattendu. Du moins, je pense que la victime s’y était préparée…

Il lui trancha la tête.

Voyez comme c’est méthodique et – littéralement– détaché.

Vous n’avez rien d’autre à dire sur cette action ? Ne dites rien de plus, dans ce cas.

J’essaie de vous expliquer un fait d’une importance considérable au travers de cet exemple : la plupart du temps, les précisions qu’un auteur en apprentissage rajoute, au moyen d’adverbes ou d’adjectifs, ne servent pas tant à dépeindre l’action avec des détails supplémentaires qu’à répéter ce qui était déjà exprimé silencieusement par d’autres mots dans la narration, ou pire, à en infléchir le sens dans la mauvaise direction. Votre lecteur fonctionne comme vous, à ceci près qu’il n’est pas rongé par la peur panique de produire une phrase « trop courte » pour avoir du panache : de nombreuses phrases implicites courent sous l’énoncé final, et il se les racontera à lui-même quand il progressera dans votre texte pour lui apporter de la cohérence. Si vous écrivez « elle sciait la même planche depuis une heure déjà », vous n’avez pas expressément besoin de rajouter des modulations d’intensité dans la veine de « laborieusement » ou « en galérant sa race de caucasienne ». D’eux-mêmes, les lecteurs interprèteront la durée comme un signe que la tâche s’est avérée pénible si vous ne leur expliquez pas, au hasard, qu’elle s’était interrompue trois fois pour papoter avec le meunier, ou qu’elle faisait semblant de travailler sans réaliser la moindre avancée. Je parais déborder sur le contexte en parlant de ça, mais vous devez considérer le sens général de votre énoncé pour parvenir à l’alléger correctement : si vous avez déjà réussi à dire ce qui était prévu, tout rajout constituera un risque pour la compréhension du lecteur.

« Hmm… une île entourée d’eau, vous dites ? C’est donc que dans votre roman, la plupart des îles sont entourées d’un autre liquide ? De la lave, peut-être ? »

Ne vous faites pas des nœuds au cerveau pour rien !

Je continuerai à prôner la concision et l’acuité s’agissant du vocabulaire « combiné », un terme dont je me sers pour circonscrire tous les mots qui, dans leur définition, sont des contractions sémantiques de plusieurs autres. Vous en voulez ? Vous en aurez. Marcher de manière orgueilleuse ? C’est parader. Critiquer sévèrement ? C’est fustiger. Etc, etc ! Et là, il faut m’imaginer mouliner de la main avec un air las pour passer sous silence le fait que je n’avais pas d’autres raccourcis qui me venaient immédiatement en tête.

Particulièrement cruciale dans le champ lexical relatif aux émotions, cette connaissance des « fusions » consacrées par des mots indépendants vous permet déjà de gagner de la place – c’est quand même ça qui nous occupe ici– puis, dans un second temps peut-être plus désirable encore, de vous ouvrir au raffinement des nuances. Vice Versa, le film d’animation Pixar primé aux oscars, propose cinq émotions dominantes, non pas par caprice des réalisateurs (ils en avaient voulu des dizaines qui se relayaient avant d’abandonner l’idée), mais parce que la recherche psychologique a révélé que la peur, la tristesse, la joie, la colère et le dégoût sont aux sentiments ce que les couleurs primaires sont à la peinture : une base à partir de laquelle le reste peut s’obtenir par mélange. Tout comme « orange » indique qu’on a incorporé une part de rouge dans quatre parts de jaune, toute la gamme allant de l’ire la plus noire à la béatitude niaise se segmente en une multitude de mots que vous pouvez compléter d’un adjectif, d’un verbe, d’une locution pour vous approcher au plus près du vrai. Dans notre souci d’allègement, nous pouvons, pourquoi pas, nous pencher sur la phrase de Chinmoku que voici :

Elle se remémora avec tristesse cette conversation qui l’avait blessée.

Sortons nos alambics et distillons cette phrase pour en extraire les éléments essentiels que sont le souvenir, la tristesse, et la douleur. Y a-t-il, en français, des mots nés de l’alliance du souvenir et de la tristesse ? La mélancolie. On obtient une mélancolie douloureuse… Pas très concluant, quoique le reste du texte pourrait légitimer ce choix maintenant que j’y songe. Souvenir et douleur ? L’amertume, peut-être le regret suivant la personne responsable de la blessure. Douleur et tristesse ? Ah, décidément, la peine. Douleur, tristesse et souvenir ? Pourquoi pas le chagrin ? Ou une cuisante déconvenue, allez savoir. Je n’étais pas dans les pensées de Chinmoku, qui pourrait dire ? Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’une solution beaucoup plus condensée se cache dans la sublimation de ce qui fait la phrase, de ses ingrédients. Ultimement, la langue française devrait vous donner suffisamment d’outils pour que vous puissiez retranscrire votre vision de l’histoire, des personnages, et de toute autre création de votre esprit, en une phrase épurée et élégante. Votre style se concentrera dans cette gemme.

Viser le mot juste : pour brasser moins d’air

Ou la rubrique qui me fait passer pour une immonde girouette. Voyez mon dilemme au moment d’entamer cette partie : je vous disais plus haut qu’il était fastidieux et redondant de préciser une chose que le lecteur a déjà comprise, et voilà que je m’apprête à vous conseiller tout le contraire en posant que certaines expressions valent la peine d’en dissiper le flou. Qu’entends-je par-là ? Un phénomène commun à toutes les langues, je crois, et qui puise vraisemblablement sa force des deux contingences majeures que sont le tabou et la fainéantise intellectuelle. Commençons par cette dernière, si vous le voulez bien ; je redoute de me faire conspuer par qui de droit si je ne m’acquitte pas de cet article dans l’instant.

Le mot vient de la nécessité d’usage. Jusque-là, rien qui soit propre à fendre la terre ou à crever le ciel : celui qui n’a pas besoin d’un terme dans son vocabulaire courant ne l’inventera pas sur une pulsion créative, et ne fournira davantage pas les efforts nécessaires à sa démocratisation. Lorsqu’on ne connait pas le mot adéquat, la périphrase descriptive accourt aisément : un fiacre, c’est un genre de carrosse en plus cheap, souvent noir, et l’ancêtre des taxis ; un bilboquet, tu sais, c’est le jeu en bois avec une boule percée reliée par un fil, qu’on lance et qu’on doit embrocher sur un pic. Bref, de manière assez compréhensible, toute une palanquée de mots d’usage régulier s’évaporent petit à petit pour être remplacés par leurs équivalents modernes, et il va de soi qu’un paysan du XVe siècle vous regarderait avec un air effaré si vous lui rapportiez que vous avez pris un Uber pour lui rendre visite. Cette terminologie n’a pas grand intérêt tant que vous ne versez pas dans la fiction passéiste ; elle demeure dangereuse d’invocation au mieux, et il est plus sage ne pas trop présumer des connaissances de votre lectorat si vous souhaitez ratisser large. D’autres mots, en revanche, prennent la poussière par manque de lumière alors même qu’ils nous entourent toujours silencieusement. La clenche de la porte, pour ne citer qu’elle, peut cliqueter au loin pour avertir le personnage que quelqu’un vient de fermer la cuisine en pleine nuit. La calandre de cette Mercédès peut avoir été éraflée à l’occasion d’une course-poursuite et trahir le mafieux qui avait repeint sa voiture. Ce sont des mots bien réels, concrets, et qui ont parfois une survivance vivace dans le vocabulaire usuel, comme enclencher, mais dont le rôle initial est souvent tombé en désuétude au profit du « truc qui se met dans le trou de l’encadrement de porte » et du « grillage, là, devant le radiateur. »

Certes, vous pouvez soupeser l’appel à une terminologie obsolète, ou très pointue, si une périphrase raisonnable permet de faciliter la compréhension et de fluidifier la phrase ; votre lectorat vous saura gré de lui épargner le dictionnaire toutes les trois phrases, si vous êtes du genre à préférer prévarication à malversation pour le plaisir sadique d’emmerder le monde. Ceci étant évacué, vous ne devez pas avoir de remords à remotiver du lexique qui pend au nez de tout un chacun, ou qui doit relever de la nécessité d’usage pour les personnages de votre fiction. Il n’y a aucune raison objective pour qu’on vous crucifie parce que vous avez écrit « étal » au lieu de « présentoir pour les produits », « auvent » au lieu de « petit toit incliné qui couvrait l’entrée », ou autre. On estime à juste titre que les livres sont une source de savoir irremplaçable : quelques mots, à la fois nouveaux et réutilisables pour appeler les choses par leur véritable nom, rendront votre texte plus appréciable encore. Dans un ordre d’idée analogue, il serait ridicule et incohérent qu’un roman mettant en scène des marins du XIVe siècle soit dénué de tout vocabulaire propre aux voiliers : si toutes les cordes ont un nom différent, ce n’est pas parce que les vieux loups de mer voulaient rendre la navigation hermétique aux néophytes, mais parce qu’ils ne pouvaient s’offrir le luxe d’un « Attends, c’est quelle corde que je dois détacher ? – La troisième à gauche, euh, avec des gros nœuds ! » au plus fort d’une tempête. L’expertise, ou son manque, se juge à l’aune d’une connaissance théorique autant que pratique du métier ; si vous prenez le parti de chroniquer les aventures de vétérans, ils ne doivent pas donner l’impression d’avoir à décrire leur univers comme des enfants de maternelle.

Qu’on ne me prête pas des intentions qui ne sont pas les miennes dans le paragraphe précédent : je suis le premier à me perdre dans le fouillis affreux que représente le vocabulaire maritime, et j’ai éprouvé un immense inconfort de lecture lorsqu’un auteur – dont j’ai commodément oublié le nom – me lança au beau milieu d’une scène de navigation sans la moindre indication quant à savoir quel truc faisait quoi sur le bateau. Véridique ne veut pas dire inaccessible non plus : votre démarche doit s’accompagner d’une dose de pédagogie pour faire passer la pilule, et une bonne pratique consiste à démarrer l’immersion en douceur, par des périphrases un peu longuettes qui auront le bénéfice de fixer le mot dans l’esprit du lecteur. Prenons le cas d’un roman qui se déroulerait dans des temps médiévaux. En l’espèce, « palefroi » signifie « cheval de parade, de marche », et le seigneur du comté dans lequel l’intrigue se déroule pleure la perte d’Harald, son palefroi si fidèle. Des funérailles vont être organisées, et vous pressentez que le mot va faire coincer plus d’un lecteur si vous le dégainez sans apprêts. Interrogez-vous sereinement sur le terme, posez-vous les bonnes questions à propos de la façon dont vous allez l’insérer dans le texte. A priori, la cérémonie va inévitablement contenir le nom d’Harald, ainsi que divers synonymes plus ou moins proches de « cheval » ; « palefroi » sera-t-il du nombre ? Et y aura-t-il d’autres mots spécifiques au Moyen-Âge, à l’inhumation peut-être, qui ralentiront d’autant la progression du chapitre sans se rajouter cette contrainte surnuméraire ? « Palefroi » va-t-il apparaître dans un dialogue, ou pourrez-vous vous contenter d’écrire « Harald » ou « son cheval » ? Si le seigneur entend acheter un nouveau palefroi pour remplacer le défunt Harald, il y a fort à parier que le sujet de discussion va s’orienter autour du mot. N’en faites alors pas un tabou ! Définissez-le une bonne fois pour toutes, et vous gagnerez un temps précieux au lieu de louvoyer sur tout le reste du chapitre. On n’aurait pas idée de dire « mais vas-tu te racheter une petite voiture à toit ouvrant maintenant que celle-ci est détruite ? » ; c’est une décapotable, merde quoi !

Je n’étonnerai personne en disant qu’une difficulté majeure du français réside dans la conjugaison : sans avoir à s’engager dans les tourments du subjonctif imparfait que je relatais en début d’article, une part non négligeable de verbes qui conviendraient parfaitement dans le texte choisi est délaissée en faveur de tournures qui, si elles s’avèrent plus étoffées, se reposent principalement sur des verbes faibles tels « être », « avoir », « faire », ou « dire ». Que cela soit né d’une volonté d’atténuation, d’un tabou ou d’une paresse caractérisée, l’abondance d’expressions préconstruites comme « faire ses besoins » au lieu de « déféquer », « être dans le jardin » au lieu de « jardiner » ou « faire à manger » au lieu de « cuisiner » prouve que l’auteur doit rester vigilant s’il souhaite réduire au maximum la longueur de son texte. Lorsque vous écrivez, ainsi que Chinmoku l’avait fait, que « La bonne devait être dans le jardin », vous ne sous-entendez probablement pas « La bonne se dorait la couenne pendant son service. » Partant de ce principe, une réflexion doit éclairer votre choix : est-ce que le personnage par lequel transite la narration aurait objectivement voulu adoucir le labeur de la bonne en pensant à cette périphrase, ou est-ce que ce ne serait pas plutôt un effet d’oralité que de retranscrire l’activité par « être dans le jardin » ? Si votre protagoniste se représentait clairement la bonne en train d’arracher des mauvaises herbes, il serait plus honnête et plus rapide d’écrire qu’elle jardinait.

On peut, en quelque sorte, repérer un écrivain efficient à son aversion pour la langue de bois.

Prise directe avec le personnage : colorer plutôt qu’expliquer

Le roman n’est pas un mode d’emploi. Comme dirait l’autre « ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant », et l’introduction de cette rubrique a été expressément choisie pour asséner une vérité que certains ignorent dans les grandes largeurs. Je l’avais étudié au cours de l’article sur les répétitions : un paragraphe parlant d’un amour ressenti par le protagoniste peut se passer complètement du mot « amour ». Ce mot peut même ne jamais être écrit de tout le livre si l’auteur le désire. Non pas que je veuille insinuer que « flamme », « passion » et autres synonymes soient plus enviables que le terme central « amour » ; ils reviennent au même, en plus ampoulé. Ce que j’essaie de pointer du doigt, c’est la possibilité pour l’auteur de court-circuiter tout ce qui n’est ni une réaction, ni une pensée du personnage, en se focalisant tout entier sur l’affect. Si vous ambitionnez de faire rentrer le lecteur dans la tête de votre protagoniste, restez dans sa tête. Ça paraît vraiment con, je sais, mais personne ne s’est jamais dit « Cet homme porte du rouge, mais je déteste le rouge, je suis donc irrité. » ou alors vous êtes un androïde qui fonctionnez selon des boucles de conditions que vous analysez constamment de votre propre initiative. Les humains à peu près normaux ont tendance à ne pas entrecouper leurs pensées de constats introspectifs. Il faut une réelle pression venant de l’extérieur (« Mais pourquoi tu as réagi comme ça tout à l’heure ? ») ou de l’intérieur (« Je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à aimer ce type. ») pour qu’une telle distanciation soit nécessaire.

La même chose se vérifie quand vous décrivez les réactions de vos personnages : ne nous exposez pas en permanence tout le cheminement permettant de les justifier ! Sortez des verbes, des phrases qui montrent l’éléphant dans le couloir : plutôt que d’écrire « Le gouverneur portait un costume rouge, mais Sunie détestait le rouge et s’en trouva irritée », écrivez « Le costume rouge du gouverneur irritait Sunie. » Le lecteur n’est pas décérébré ; il se doute que si Sunie est irritée à la vue du costume rouge, c’est bien parce que la couleur lui déplaît pour une raison ou pour une autre. Cette raison, par ailleurs, est-elle capitale à la compréhension du personnage ? Le rouge est-il simplement une couleur que Sunie abomine en elle-même, ou a-t-il une autre signification pour elle ? Si le rouge était une couleur associée, par exemple, à un parti politique avec lequel Sunie a de fortes divergences d’opinions, peut-être sera-t-il avisé de réécrire « Le rouge communiste que le gouverneur arborait sur son costume irritait Sunie. » La question qui se pose alors, pour le lecteur, est la suivante : pourquoi Sunie est-elle en désaccord avec le courant communiste ? Et c’est précisément là que votre caractérisation doit répondre sans que vous n’ayez besoin de vous fendre d’un paragraphe explicatif : si vous avez posé sans équivoque, au travers des descriptions, des dialogues, des réactions du personnage et de ses réflexions internes, que les valeurs défendues par cette idéologie entraient en contradiction avec ses opinions, le lecteur devrait derechef se dire « oui, bah, tu m’étonnes que ça l’énerve ! »

Le danger de l’explication, outre le fait qu’elle soit immensément plus longue qu’une série de réponses émotionnelles, physiques et intellectuelles finement choisies, c’est que sa pratique piège de plus en plus la narration dans sa propre logique délétère : plus vous expliquerez les réactions de votre personnage à leur niveau le plus bas, plus vous aurez à déterrer lesdites explications pour échafauder des justifications à d’autres réponses plus complexes. Vous construisez davantage votre personnage en machine qu’en personne ; imaginez un instant si vous deviez définir vos connaissances et amis selon une série de règles expliquées de manière univoque. Voilà. Le roman n’est pas un mode d’emploi, disais-je, et la compréhension d’un être humain passe d’abord par l’intuitif, le non-dit qui s’impose comme une évidence à l’aune des observations empiriques. Faites confiance à votre caractérisation ! Laissez de côté un résumé factuel qui n’a rien à faire dans un texte littéraire et teintez tout ce que votre personnage voit, entend, fait, dit, etc, d’un jugement personnel. Votre écriture y gagnera autant en authenticité qu’en laconisme.

Les techniques d’allègement précédentes n’ont rien d’une panacée ; elles peuvent même s’avérer contreproductives à maints égards quand on les manie sans discernement : utiliser des termes trop précis risque de frustrer le lecteur profane, colorer maladroitement, ou trop intensément, peut amener celui-ci à détester un personnage sans même comprendre ses motivations, les phrases averbales et leur intrinsèque « artisterie » posent problème aux esprits les plus cartésiens, etc. Ces revers de médailles ne seront pas traités au cas par cas, tant ils dépendent de l’œuvre prise dans son intégralité et du public visé, mais ils constituent des pistes de réflexion que l’auteur consciencieux se doit d’explorer lorsqu’il analyse les réactions du lectorat. Les gens sont-ils fatigués de dégainer le dictionnaire toutes les trois phrases, ou sont-ils au contraire exaltés de découvrir de nouveaux mots ? Développent-ils une aversion pour le protagoniste sans parvenir à dire précisément pourquoi, ou encore en expliquant d’un « je ne comprends pourquoi elle est aussi cynique en permanence » ? Ont-ils « décroché » sur un passage qui leur semblait trop tiré par les cheveux, « poétique », « aérien » ? Des réponses à ces interrogations découleront les ajustements que vous pourrez effectuer sur votre prose d’une part, et de ceux que vous voudrez effectuer d’autre part – ce, dépendamment du personnage pour lequel vous narrez. Ces facteurs déterminent l’accessibilité de votre récit, ainsi que sa texture ; il en existe autant qu’il y a d’auteurs, et c’est à vous qu’incombe la décision finale dans tous les cas.

Certains pièges triviaux de l’allègement pouvant néanmoins être déjoués préventivement avec un brin de théorisation, nous allons nous pencher sans plus attendre sur ces endroits où la célèbre maxime « on ne lime jamais assez son texte » provoque plus de désastres qu’elle n’en prévient. C’est parti pour un tour du côté des écrivains qui n’écrivent pas assez !

La sur-simplification : approximations mortelles

Il est des formules pataudes dont on ne sait que faire, et que l’on sabre par le milieu en désespoir de cause, quitte à retirer ce qui nous semblait primordial au premier abord. Dans ce genre de situations, l’auteur acculé tend à supprimer un adverbe, une petite breloque, ou pire : un bout de phrase entier, rendu coupable de détenir une information disgracieusement énoncée. Ces délestages peuvent ponctuellement susciter des écarts d’interprétation d’un lecteur à l’autre, voire des appréciations erronées de ce que l’écrivain essayait initialement de transmettre. Certes, éviter de marquer en toutes lettres qu’un voleur s’introduit « subrepticement » dans le domicile d’autrui, alors qu’il fait nuit noire, aura un impact plus positif que négatif sur le texte – on en revient à mes préconisations contextuelles – mais il est foncièrement vital de ne jamais faire disparaître ce qui relève du fond de votre histoire. Pour celles et ceux qui ricaneraient au dernier rang en qualifiant cette hypothèse de scénario insensé – ben oui, enfin ! Qui serait assez fou pour faire une chose pareille ?– voici une série de corrections tout ce qu’il y a de plus vraisemblable.

Auteur A, sur un forum d’entraide à l’écriture, premier jet :

Il attrapa la pomme d’un geste étrangement rapide.

Auteur B, sur ce même forum, qui aurait lu énormément d’articles sur le beau style :

 « Nan mais les adverbes c’est chiant et lourd ; vire “étrangement” et ta phrase aura un meilleur rythme ! »

Auteur A, bonne poire (ou pomme…) et voulant vraiment bien faire :

 « Oh t’as raison, ça coule nettement mieux maintenant ! Merci. »

Il attrapa la pomme d’un geste rapide.

L’absurdité de cet échange vous saute au visage ? Vous croyez que j’exagère, que ça n’arrive jamais ? Eh bien si ; ça arrive, et plus souvent qu’on ne l’imaginerait. Ne vous laissez pas déstabiliser par des soi-disant « connaisseurs », qu’ils soient publiés ou non, lorsqu’ils vous assènent des vérités prémâchées sur l’inutilité de telle ou telle classe de mots. Non seulement ces assertions sont-elles sans fondement, chaque mot ayant une raison d’être s’il s’est frayé un chemin jusqu’à nos dictionnaires, mais elles dénotent également d’un flagrant manque de jugement. Pourquoi retirer « étrangement » ? Qu’est-ce que cela implique pour la caractérisation du personnage qui attrape la pomme ? Est-il inhumainement rapide ? Y a-t-il une raison pour laquelle sa rapidité paraitrait étrange aux yeux du narrateur ? Imaginons un scénario où ce personnage, mal réveillé, ou prétextant d’être ivre, attraperait quand même la pomme d’un geste leste ; cela ne suffirait-il pas à éveiller des soupçons chez le narrateur, soupçons qu’il verbaliserait explicitement afin que le lecteur soit lui aussi aux aguets ? L’auteur a-t-il envie de semer des indices aussi évidents, ou préfère-t-il retirer l’adverbe pour que seuls les lecteurs les plus perspicaces s’aperçoivent du problème ?

Je n’ai même pas couvert le quart des questions qu’un confrère/qu’une consœur sérieux/sérieuse devrait soumettre à l’appréciation de l’auteur A, et déjà l’on se rend compte que l’allègement s’avère loin, TRÈS loin d’une série de règles à respecter mécaniquement.

Vous en voulez encore ? Continuons.

On rencontre quelquefois des expressions figées, des tics de langage ou des lieux communs que l’on emploie sans trop se triturer les méninges quant à leur sens, et qu’une frange non-négligeable de la communauté des auteurs a appris à reconnaître et à éliminer sans la moindre pitié. Comme toujours, je m’efforcerai de me placer entre ces forcenés de l’émondement et ceux qui, disons les choses comme elles sont, en font des tonnes pour pas grand-chose. Oui, donc, il est pertinent de gagner place, élégance et clarté en passant la plupart des fausses négations en affirmations franches et massives : si X n’a pas pris son petit-déjeuner, c’est qu’il est à jeun, et si Y n’a pas suivi les ordres, c’est qu’il a désobéi. Oui encore, « en ceci que » est un moyen un soupçon ampoulé de dire « car » qui peut détonner avec le niveau général du récit ou sonner artificiel. Oui, enfin, tout un catalogue de phrases clichées peut encombrer le texte sans lui apporter quoi que ce soit de significatif, sinon un arrière-goût de moisissure : « il serait amoureux d’elle pour toujours et à jamais » suffirait par exemple à me faire refermer le livre. En cela, je ne peux que saluer les écrivains qui tapent sur les doigts des marionnettistes tentés d’utiliser des ficelles effilochées pour se donner des airs.

Malheureusement.

Le fait est que la langue n’est pas si robotique, que les nuances sont importantes pour la saveur du message, et qu’un usage motivé de telle ou telle tournure peut conférer une dimension supplémentaire à n’importe quel énoncé. Éradiquer tout ce qui, d’un point de vue rigoureusement grammatical, n’a pas un caractère nécessaire, c’est appauvrir considérablement vos possibilités d’écrire avec une once de subtilité ; je me hasarderai même à affirmer que c’est ce dépouillement auto-imposé qui engendre un amoncellement de petites « phrasettes » d’un intérêt plus que limité.

Par exemple :

Il s’avérait que Baeric Dondarrion n’était pas exactement mort comme la rumeur le colportait.

Typiquement l’adverbe (encore un !) « exactement » n’a pas de valeur logique, sémantique ou syntaxique dans la phrase : il serait aberrant d’écrire « approximativement mort » ou « environ vivant », puisque là encore, hors scandales de nécromancie, nous avons affaire à un état binaire. Or, si l’on en fait l’économie, toute la dimension cynique de cette découverte disparaît ; l’auteur doit alors se fendre d’une pesante phrasette type « Machin trouvait ça amusant » pour récupérer ce qu’un unique mot suffisait à inspirer sans avoir à pointer l’éléphant dans le couloir.

Un autre classique :

Il n’était pas impossible que des informateurs eussent récupéré les plans de l’Etoile Noire.

Qu’on pourrait « alléger » en – souffrez mon subjonctif imparfait de puriste :

Il était possible que des informateurs eussent récupéré les plans de l’Etoile Noire.

Le raisonnement implacable, consistant à postuler que si une chose n’est pas impossible, alors elle est possible, peut difficilement se mettre en défaut, à ceci près que la manière d’annoncer le message est tout aussi signifiante que le message en lui-même. Concrètement, le degré de probabilité énoncé plus haut n’est pas le même suivant que vous estimez le vol faisable ou à la frontière de l’impossible : la première proposition présuppose silencieusement que la sécurité des données impériales rend toute tentative extrêmement périlleuse, et qu’il aurait fallu une équipe d’experts pour y parvenir, tandis que la seconde admet platement qu’effectivement, il existe un moyen de se procurer les plans de l’Etoile Noire. Prises isolément, ces infimes différences de perception ne changent bien sûr pas le texte du tout au tout, mais il s’agit de mécanismes qu’un auteur confirmé pratique en vue de maîtriser toutes les facettes du langage. Répétés à l’échelle d’un roman de trois-cents pages, des négations de cet acabit peuvent finir par persuader l’inconscient du lecteur que les impériaux surestimaient la sûreté de leur réseau, par exemple. Si c’est là ce que vous vouliez, conservez-les.

On enchaîne avec une abomination en guise de conclusion pour cette sous-partie :

Elle ne connaissait pas la pleine étendue de ses capacités.

Qui, censurée par un détecteur de phrases clichées, donnerait :

Elle ne connaissait pas ses capacités.

Ou, plus vraisemblablement (ne pas connaître, c’est ignorer, après tout !) :

 Elle ignorait de quoi il était capable.

Oui, c’est vrai : « la pleine étendue », c’est galvaudé, c’est péteux, c’est tout ce que vous voulez que ce soit. J’entends ces arguments, et j’entends aussi les lecteurs qui m’avouent être fatigués de cette scène où un monstre/robot géant/personnage inédit débarque de nulle part pour se frotter au héros tandis qu’un de ses adjuvants lui hurle « On ne sait presque rien de lui, mais il paraît qu’à c’qu’il paraît, il est super dangereux ! » Je suis parfaitement d’accord avec la nécessité de bousculer un peu ces schémas narratifs éculés, et avec eux les phrases toutes faites et dramatisantes comme celle que j’ai prise pour référence. Dans les faits, plus une situation donnée survient dans un grand nombre d’œuvres fictionnelles, plus les similitudes entre les descriptions que leurs auteurs vont en faire augmentent ; c’est assez mathématique. Il n’empêche que la phrase numéro 1 et les phrases numéro 2 et 3 ne veulent pas dire la même chose.

Entendons-nous bien : l’allègement ne doit, sous aucun prétexte, altérer le sens initial du texte. Personnellement, je me fiche pas mal qu’on trouve mon phrasé poussif du moment qu’il reflète avec précision ce que je souhaite transmettre : ne pas connaître la pleine étendue des capacités signifie non pas que mon personnage n’a aucune foutue idée de ce à quoi elle devrait s’attendre, mais au contraire qu’elle en a déjà entendu au moins vaguement parler. Si vous écrivez frontalement « Elle ignorait de quoi il était capable » et que, deux pages plus loin, vous balancez à la face du lecteur que votre personnage a réussi à anticiper un tir de missile ou une technique de combat, alors qu’il n’y avait aucun signe avant-coureur, celui-ci pourra se sentir légitimement floué.

Plutôt que de couper (court) en vous réfugiant derrière une formule prête-à-publier, prenez le temps de réfléchir à ce que vous avez réellement envie de communiquer ; si l’on vous reproche une tournure laborieuse, essayez de la morceler en plusieurs phrases ou de dénicher une image plus concise pour accommoder votre lectorat, mais ne travestissez jamais votre texte sous couvert d’allègement ! Personne n’a le droit de vous dire « cette idée est trop compliquée, trouve autre chose. »

L’atténuation par l’allègement : étouffement de la caractérisation

Un des postulats les plus fermes de l’écriture présuppose que la narration, et donc votre style, s’adapte, dans une certaine mesure, à la personnalité du protagoniste qu’elle suit. Ladite mesure dépendra bien évidemment du point de vue adopté, et l’on pourra sans mal prendre quelque distance en usant d’un narrateur omniscient, apte à la critique objective, mais il serait aussi infiniment triste qu’illogique d’écrire un moine cistercien comme on écrit une strip-teaseuse, un néo-nazi comme un militant de Greenpeace, un énarque comme un ouvrier du bâtiment. Non point que je suggère ici une banale modification du registre : on admet aisément qu’il serait avisé de remplacer « bagnole » par « voiture » ou « politicard » par « homme/femme politique » suivant le protagoniste choisi parmi la liste ci-dessus. Il s’agit d’aller plus loin en caractérisant le personnage par la manière même, par l’importance qu’il donne aux choses qui l’entourent. Je m’explique tout de suite.

Le personnage est comme vous : il possède un vocabulaire certes, mais ce n’est pas tout ce qui définit son expression. Ses expériences, ses goûts et appétences déterminent la façon dont il parlera de son environnement. Par exemple, l’énarque pourrait être parfaitement au courant que le char d’assaut stationné devant lui est un Leclerc, il serait envisageable que la taille, le bruit ou toute autre spécificité de l’engin le frappent s’il n’en a jamais approché d’aussi près auparavant. De là, s’en tenir à « Machin se trouvait devant un char Leclerc » occulte toute une partie de ses réactions psychologiques, et donc de sa caractérisation. Comparativement, un militaire habitué à travailler dans l’univers des blindés serait moins impressionnable a priori, auquel cas « Machin se trouvait devant un char Leclerc » serait tout de suite beaucoup plus signifiant et légitime pour ancrer le personnage dans son quotidien.

 

J’appuierai tout ceci en m’efforçant de donner des objectifs à ma narration, de sorte que « Machin se trouvait devant un char Leclerc » soit étoffé pour caractériser mon personnage. Lisez donc les phrases suivantes en gardant à l’esprit ce que je viens de dire :

Exemple 1 :

Machin se trouvait devant un de ces chars Leclerc qu’il avait vus défiler sur les Champs Elysées, un engin pataud et ronflant dont les militaires abusaient pour justifier des subventions toujours plus astronomiques.

Exemple 2 :

Machin se trouvait devant un des Leclerc du 3e escadron ; le « Vigilant », à en juger l’état impeccable de sa carrosserie, sortait tout juste du garage après un exercice de terrain.

Exemple 3 :

Machin se trouvait un énorme tank dont le moteur crevait les tympans même à l’arrêt ; il ressemblait vaguement à ceux qu’on voyait tout le temps dans Call Of Duty quand les Américains lançaient une grande offensive. Un peu plus massif, peut-être ?

Exemple 4 :

Machin se trouvait devant une grosse boîte métallique vraiment bruyante qui pouvait tourner sur le dessus. Un humain habillé bizarrement sortait d’un trou sur son toit et faisait des signes à un monsieur en costume noir, comme s’il avait mal à la tête. Le monsieur en costume paraissait ne pas s’en soucier.

Dans notre premier cas, vous l’aurez compris, nous suivons l’énarque : sa première remarque tournera autour du fait qu’il a déjà vu l’engin de loin, au cours d’une énième parade ou visite officielle, avant de commenter en pointant du doigt des préoccupations qui lui sont propres, à savoir le budget demandé par l’armée. Le deuxième exemple, sans surprise là encore, nous place dans les rangers d’un militaire connaissant le nom du char, et dont l’observation prouve qu’il est accoutumé aux pratiques du milieu. Pour les exemples 3 et 4, en revanche, j’ai délibérément choisi de prendre des personnages ignorant le nom exact de l’engin : en écrivant « tank » et en faisant réagir le point de vue 3 au vacarme assourdissant du moteur, je montre au lecteur que le protagoniste est peu familiarisé avec le matériel militaire, puis j’enchaîne par un pseudo-cliché en rapprochant le Leclerc des représentations hollywoodiennes en citant à demi-mot son équivalent américain, le char Abrams. Enfin, j’ai terminé en donnant dans l’original : un chien qui n’a aucune foutue idée de ce qui est en train de se passer, et qui se désintéresse assez rapidement de cette étrange bête d’acier pour se concentrer sur le pilote en train de saluer… notre énarque.

Typiquement, les phrases que je vous ai proposées ci-dessus sont les cibles favorites des forcenés qui ont fait de l’allègement une doctrine absolue. Ainsi est-il fréquent que l’auteur débutant rencontre des critiques du type « non mais, on s’en fout de ces détails, ça alourdit la phrase et ce n’est pas crucial pour l’histoire », critiques qui seront même parfois assorties d’un « au pire, si tu veux vraiment montrer qu’il conteste les demandes de subventions militaires, dis-le sans détours dans une phrase séparée. » Même si la démocratie nous a enseignés la contre-vérité que la majorité a nécessairement raison, une grande quantité d’idiotie ne suffira jamais à noyer les axiomes primordiaux de notre artisanat. Parce que, voyez-vous, on ne s’en fout pas malgré tout, et ce pour deux motifs principaux :

 

1/ La caractérisation sert en premier lieu à l’immersion du lecteur ; c’est cette alchimie subtile qui, en concomitance avec le fil scénaristique, va nous permettre de nous approprier le personnage jusqu’à vivre l’histoire à sa place. Si vous désossez complètement chaque phrase pour n’en conserver que ce qui est purement factuel, vous donnerez l’impression que votre protagoniste n’est qu’une silhouette informe, un cintre accroché au rail fictionnel plutôt qu’une personne de chair et de sang qui aurait conservé sa liberté de penser. L’on en déduit assez immédiatement que ces « détails » anodins ont leur raison d’exister tout autant que les charnières de la narration. Plutôt crucial, non ?

 

2/ Il est tellement, tellement plus élégant, naturel et fluide de glisser des remarques, que de geler complètement la narration pour enfoncer le nez du lecteur dans votre incompétence. Quel est l’intérêt de morceler l’information dans l’exemple 1 ? Quel lecteur ne comprendrait pas le message clairement exprimé par les termes choisis ? Une phrase de trente-trois mots ? Étais-je supposé écrire « Machin se tenait devant un char Leclerc. Il en avait déjà vu défiler sur les Champs Elysées. C’étaient des engins patauds et ronflants. Les militaires s’en servaient avec abus pour justifier des subventions toujours plus astronomiques » ? Ou mieux encore, étais-je plus près du beau style en tentant : « Machin se trouvait devant un char Leclerc. Il en avait déjà vu défiler sur les Champs Elysées. Ces engins patauds et ronflants coûtaient beaucoup d’argent, et Machin trouvait les demandes de subventions pour ce programme peu raisonnables ; il n’était pas vraiment d’accord avec les montants que les militaires quémandaient. »

 

Avouez que c’est quand même fabuleux d’en arriver à des extrémités pareilles pour un résultat identique : non seulement cette formulation est horriblement frontale et prend le lecteur pour un abruti, mais en sus, elle est carrément plus longue ! Vous êtes perdant sur tous les tableaux. Travaillez la clarté de votre énonciation avant de prendre le fâcheux réflexe de tout débiter en petits morceaux : rappelez-vous que c’était là un stratagème de nos parents pour nous faire manger ce qui ne nous donnait pas envie, quand on était gamins…

Secondairement, et je ne m’étendrai pas aussi pesamment à ce propos car il rejoint à la fois ce que j’ai déjà énoncé plus haut, et ce que je vais développer plus bas, la masse de mots utilisée pour faire agir, penser et parler votre protagoniste reflète directement la place que le sujet revêt dans son esprit. Si votre héros râle, ne dites pas qu’il râle, et ne le faites pas émettre une petite objection de quelques mots non plus. Faites-le râler pour de bon, avec tout ce que ça comporte de mauvaise foi, d’énervement, et pourquoi pas d’hésitation due à l’émotion. Au risque de gonfler autant le lecteur que les personnages qui auraient pu entendre votre protagoniste se plaindre, soyez fidèle à l’énergie que ce dernier déploie dans tout ce qu’il ou elle entreprend. Laissez tomber les constats quand vous voulez susciter de l’empathie ! « Machin est en colère », c’est plat. « Machin aurait pu casser une table avec sa tête », ça fait déjà un peu plus d’effet.

Les phrases-tiroirs : dangers du sur-regroupement

C’est paradoxalement le regroupement – soit une technique d’allègement hein, on l’a abordée précédemment – qui est à l’origine de cette espèce de frénésie que certains auteurs déploient pour exterminer toutes les phrases dépassant les dix mots, dans leurs textes… et dans ceux des autres. Car la manie des phrases courtes est probablement survenue lorsque des écrivains moins méticuleux ont commencé à pondre des fictions dégoulinantes d’incises, de redirections et de participes présents destinés à fourrer des détails dans la bouche du lecteur jusqu’à l’indigestion. Il serait en effet présomptueux, pédant et paresseux de rejeter la faute sur le public, et de se réfugier derrière l’excuse que les gens sont de moins en moins capables d’ingurgiter des phrases longues. Je préfère penser qu’ils sont de moins en moins capables d’en écrire.

Mais revenons-en à l’allègement.

Je ne suis pas adepte des règles figées en matière de littérature, mais il existe une petite technique toute bête pour se prémunir des phrases-tiroirs. Penchons-nous sur une illustration concrète du phénomène afin de la mettre en pratique ; ceux qui se grattaient la tête en se demandant à quoi l’expression « phrase-tiroir » renvoie m’en sauront gré.

Esther ouvrit la malle, qui avait appartenu jadis à un de ces ancêtres ayant perdu la vie au cours d’un voyage en Chine, alors que le gouvernement en place tentait de réprimer les émeutes par des moyens absolument horribles, comme le fameux massacre de Tiananmen Square. L’intérieur était couvert d’un velours au rouge délavé par les ans.

Ceci, très chers amis, est un spécimen archétypal de phrase tiroir, quoiqu’on puisse faire encore pire : oui, la phrase est longue, mais les bonds d’un sujet à l’autre demeurent relativement logiques et pourraient préfigurer à une analyse plus détaillée des évènements qui se sont déroulés à Tiananmen Square. Soit. Mais quel est le problème alors, et pourquoi avez-vous ressenti une gêne à la lecture de ce bref passage ?

Je crois que la phrase n’est ni complexe, ni difficile d’accès ; on peut tomber assez régulièrement sur des énoncés de cette longueur à l’oral, amenés de la sorte, une idée en entraînant une autre… Le seul souci, c’est que le locuteur aura naturellement tendance à ressortir de ces plongées en recentrant le propos sur ce qu’il désire approfondir, soit en marquant un temps d’arrêt pour remettre ses pensées dans l’ordre, quitte à dire « euh… de quoi on parlait déjà ? Ah oui. », soit, plus scolairement peut-être, en vous expliquant que la conversation commence à dévier vers Tiananmen Square, le parti maoïste, ou tout autre thème ayant apparu dans la phrase. On vous dira « mais Mao, justement… », « Concentrons-nous un moment sur Tiananmen Square », « Bref, je m’égare. En tout cas, il me reste quelques lettres de cet ancêtre qui est allé en Chine et n’en est jamais revenu. », etc.

Tout cela est bel et bon, me direz-vous, sauf que l’écriture ne s’apparente pas à une conversation animée autour d’un verre et de gâteaux apéritifs : non seulement votre lecteur est-il incapable de vous interrompre pour éclaircir un point qui lui poserait problème, ou pour vous demander de ralentir, mais encore lui faut-il composer avec l’action principale qu’il suivait avec attention avant que vous ne dériviez sur des considérations tierces. Concrètement, à partir de « ouvrit la malle », le personnage d’Esther est complètement en suspens ; la malle est ouverte et l’action se fige avec d’autant plus de frustration que le lecteur ignore quel est son contenu, car vous attirez son attention hors de la narration pure. Le temps d’une triple incise, il pourra même oublier qu’Esther avait ouvert une malle et se demander à quoi « L’intérieur » peut se rapporter. L’intérieur du square Tiananmen ? Ça n’aurait pas beaucoup de sens, mais c’est ce que la syntaxe semble indiquer. Un chouïa désorienté, le lecteur stoppera sa lecture, relira la phrase, et ne reprendra qu’une fois qu’il aura compris. Rien de rédhibitoire, excepté que ce genre de contretemps sépare un style fluide et délié d’un autre plus pesant.

Si on peut se l’éviter, on se l’évite, en somme.

Pour se prémunir de ces hoquets rythmiques, le mieux reste encore de comparer le point de départ de la phrase et son arrivée, puis de remettre ces deux points en relation avec la phrase suivante. Tant que votre incise présente un lien visible avec cette dernière, vous pouvez la conserver dans la plupart des cas. Ici, par exemple, parler de l’ancêtre à qui appartenait la malle avant de rebondir sur celle-ci fonctionnerait, car les deux objets sont en dépendance directe ; couper la phrase à cet endroit semble donc plus harmonieux. Au pire, si vous voulez vraiment lancer toutes ces informations – que je surnomme « détails chausse-pieds » parce qu’on les force dans le texte plus qu’autre chose – reprenez la phrase suivante en recentrant subtilement le sujet sur la malle, ou sur Esther par rapport à la malle. Ce sera déjà beaucoup plus lisible.

Dans la mesure du possible, je me garde personnellement de rediriger une phrase plus d’une fois ; chercher les participes présents et les propositions subordonnées permet d’identifier ces déviations et de réinjecter les détails les plus importants ailleurs, au besoin. Oui, à moins de s’en tenir à des coupes et d’abandonner progressivement tous les détails qui en faisaient l’intérêt, cette approche aura tendance à allonger le texte plus qu’à le raccourcir. La vérité à ne pas oublier, c’est qu’une information amenée au mauvais moment ne se fixe pas dans l’esprit de celui ou celle qui la reçoit ; insérer profusion de détails chausse-pieds revient donc, à mon sens, à écrire du vent.

 

Créer du sens fantôme, ou comment irriter ceux qui savent

Une préconception tenace veut que les verbes dits « faibles » ou « ternes » que sont « être », « avoir », « faire » et, dans une moindre mesure « dire », soient systématiquement éliminés de la narration afin de donner un peu de lumière à leurs équivalents plus élaborés, plus « littéraires. » Tout ceci, justifie-t-on, rendrait le texte moins laborieux à la lecture et participerait à l’allègement de celui-ci. Attention toutefois à la façon dont vous utilisez le dictionnaire des synonymes ; votre zèle s’avère parfois contre-productif.

Le synonyme parfait est chose rare. Il est des collocations que la langue accepte, et l’on peut donc « opérer un choix » lorsque « choisir » et « faire un choix » nous semblent ennuyeux ou trop court pour la cadence de la phrase. L’on peut dire qu’une table « possède » des pieds si « a » paraît simplet, et l’on peut « s’avérer » beau parleur plutôt que de l’être, oui. Cela ne signifie pas pour autant que « opérer » remplace strictement « faire » dans n’importe quel cas, que « posséder » et « avoir » sont porteurs des mêmes nuances, et que « s’avérer » n’est qu’une manière un peu chic de dire « être. » Non point ! Tous ces mots couvrent des champs sémantiques qui se recoupent en certains endroits… et s’opposent pratiquement sur beaucoup d’autres. Il vous appartient, en tant qu’écrivain, de manier les acceptions secondaires de vos verbes comme on manierait les teintes les plus discrètes d’une palette.

Prenons un cas concret et examinons le trinôme « avoir », « posséder » et « disposer », que d’aucuns pensent littéralement interchangeables en toutes circonstances. Plus qu’un trinôme, c’est un triumvirat.

Monsieur Picsou a une fortune colossale.

La forme que je qualifierais de « neutre » ; le verbe « avoir » n’apporte aucune autre information que celle établissant Monsieur Picsou comme propriétaire d’une fortune colossale.

Monsieur Picsou dispose d’une fortune colossale.

 « Disposer » présuppose sinon utilisation, au moins manipulation : on dispose des assiettes sur une table, on dispose de moyens importants pour remédier à un problème, entendu par-là qu’on en fait usage. En écrivant cette phrase, l’auteur va plus loin qu’un simple constat et avance implicitement que Monsieur Picsou entreprend, investit, agit avec cette fortune colossale enfin.

Monsieur Picsou possède une fortune colossale.

L’accent est mis sur l’absolu par le verbe le plus fort du spectre, « posséder », qu’on peut retrouver dans d’autres contextes avec des conséquences aussi fâcheuses que la perte de contrôle de son propre corps au profit d’un démon ! « Posséder » cette fortune va plus loin que le seul fait de l’avoir ; on imagine plus volontiers que Monsieur Picsou veille sur sa richesse comme un dragon enroulé autour de son tas d’or.

Je n’ai pas pour ambition de vous dresser une liste des erreurs de synonymes les plus répandues ; ce n’est ni l’objectif de cet article, ni quelque chose qui devrait être enseigné. Le dictionnaire étant aussi fondamental pour l’écrivain que le pinceau peut l’être pour le peintre, c’est à vous, et à personne d’autre, qu’incombe la recherche intelligente et l’exploration de notre patrimoine linguistique. Pas de changement sans réflexion !

La phrase qui « tombe juste » : éléments de rythmique

D’accord, alors à compter de maintenant il va falloir prendre tout ce que je dis avec une paire de grosses pincettes : cette ultime sous-partie est en quelque sorte une ouverture sur mes propres théories d’écriture, et il est donc possible que je me bananasse dans les grandes largeurs au moment de la poser à plat. Notez l’emploi du subjonctif imparfait, fautif à dessein, parce que quand même, « bananasse » c’est plutôt marrant.

La phrase qui tombe juste, qui sonne bien, qui roule toute seule… Les expressions abondent pour témoigner d’une alchimie, aussi singulière qu’inexpliquée, que les non-écrivains nous jalousent le temps d’un Jägerbomb. Cette alchimie, c’est celle de la rythmique maîtrisée, de la cadence bien huilée, des mots qui s’égrènent au tempo idéal pour conférer au texte tout son souffle. Cette sensibilité au métronome du récit naît d’une analyse croisée et intuitive d’énoncés par milliers, peut-être même par dizaines de milliers ou plus, que l’auteur emmagasine à force de lecture et d’écriture. Il s’agit par conséquent d’une logique d’autant plus difficile à identifier avec précision qu’elle obéit à la fois au goût personnel de l’auteur et à son exposition au style de ses pairs. D’aucuns raffolent des fioritures baroques et s’inspirent de Voltaire, tandis que d’autres font du point leur ponctuation fétiche en puisant dans la concision saxonne, certes. Insistons sur le fait que tous, qu’importe la sécheresse ou la prolixité de leur plume, ont développé une oreille capable de déceler la musicalité des phonèmes pour composer à leur guise. Qu’on écoute de la dubstep ou de la musique classique, on n’en est pas moins mélomane ; il en va de même avec l’écriture.

Ce qui suit procède des conclusions auxquelles j’ai pu aboutir en étudiant un nombre résolument invraisemblable de manuscrits en chantier, et en discutant de passages spécifiques qui ne fonctionnaient pas selon moi. Au lieu d’en proposer un remaniement à ma sauce qui aurait détonné au beau milieu de la narration – valeur collaborative : zéro pointé – je m’étais appliqué à me glisser dans la peau de l’auteur que je lisais, afin de raisonner avec les outils qu’elle ou lui, et non moi, pouvaient utiliser pour corriger le tir. Après avoir répété le processus un… nombre résolument invraisemblable de fois, donc, il finit par surnager une poignée de clefs pratiquement universelles, de celles qui ouvrent les portes les plus obstinément fermées. En gros, c’est assez cool, quoi.

À la base de mes astuces se trouve une constatation étrangement limpide : l’action dure le temps de prononcer les mots. Répétez après moi : l’action dure… le temps… de prononcer… les mots. En d’autres termes, vos phrases sont l’espace de réalisation ; chaque point, chaque virgule est une limite plus ou moins fine entre les différentes cases de l’immense bande dessinée qu’est votre roman, entre les plans qui s’enchaînent sur un story board, etc. Armé de ce principe, l’on peut décliner toute une série de lemmes permettant d’atteindre ce que j’appelle un peu pompeusement « l’écriture organique », c’est-à-dire l’écriture où chaque chose revêt une importance proportionnelle à la place qu’elle occupe dans le corps de texte.

Ça semble ambitieux ? Je sais, mais essayons de vous persuader.

Commençons par les appositions. Que le rythme soit binaire ou ternaire, que le détail soit chausse-pied ou sans importance, cette règle tend à montrer que la longueur des appositions détermine la prééminence de l’information délivrée dans l’esprit du lecteur. Ainsi, en prenant la phrase suivante :

Cet homme était un butor, un coureur de jupons invétéré et patenté, un fat et un maraud.

Nous voyons d’emblée que le lecteur va se souvenir beaucoup plus aisément du « coureur de jupons » que du « fat », le « maraud » arrivant plausiblement en deuxième position car il se trouve en queue de phrase. Tout bêtement, le lecteur en a davantage « entendu » sur une facette de la personnalité de cet homme que sur toutes les autres réunies, et il en arrivera à retenir celle-ci en tant que trait dominant. En allant plus loin dans le procédé, toutes les appositions ayant valeur de synonyme strict devraient donc s’accommoder d’une étendue voisine, et l’on en arrive à déterminer que cette phrase-là s’avère maladroite, ou brouillonne à tout le moins :

Mais ce n’était là qu’une vue de l’esprit, un mirage, une hallucination dénuée de toute forme de consistance matérielle, une illusion.

Alors que celle-ci « passe mieux » dans le genre « sec et carré » où il n’y a jamais eu d’alternative :

Mais ce n’était là qu’un mirage, une illusion, une chimère.

Que celle-ci enfle pour montrer la grotesquerie du phénomène :

Mais ce n’était là qu’un mirage, une vue de l’esprit, une hallucination dénuée de toute forme de consistance matérielle.

Et que celle-ci laisse le lecteur sur un jugement sans appel, comme si « le mot qui encapsule au mieux la situation » avait été finalement trouvé :

Mais ce n’était là qu’une hallucination dénuée de toute forme de consistance matérielle, une vue de l’esprit, une illusion.

Poursuivons en causant descriptions. L’idée derrière la description organique, c’est de mettre beaucoup de mots quand quelque chose prend du temps, et d’aller à l’essentiel pour tout ce que l’œil n’a qu’à peine le temps d’entrapercevoir. Votre nageur se prépare pendant une minute entière avant que le coup d’envoi de la course ne soit donné ? Alors faites un état des lieux complet de toutes ses actions, minutieusement, pour montrer qu’il est effectivement au sommet de sa concentration. Parlez de tout ; regardez combien dure une minute « vécue » de votre texte en moyenne, et alignez votre compte-rendu sur la longueur qui en ressort. Corollairement, perdez cette fâcheuse habitude qu’ont certains auteurs d’accrocher systématiquement l’œil du lecteur sur des tenues de bal ou des postures de combat ! Cela revient ni plus ni moins qu’à effectuer un ralenti dans la plus pure tradition Matrix ; intéressant, donc, mais avec parcimonie toujours !

Puisque votre ponctuation correspond aux limites de chaque plan dans la cinématique de votre texte, il va sans dire qu’une flopée de parades et de contre-attaques rapides au cours d’un duel devrait davantage s’apparenter à quelque chose dans cette mouvance-là :

Le bretteur para à droite. À gauche. À droite de nouveau. Une faille s’ouvrit au niveau de la taille. Sa posture de cobra se cassa en deux. Il se fendit d’une botte ; trouva la lame de son adversaire in extremis.

Qu’à ça :

Parant de droite et de gauche, ils ferraillèrent longuement, échangeant des bottes tels des cobras dressés pour chasser l’intrus. Ils étaient de force égale pourtant, et chacun parvenait à contrer les attaques de l’autre in extremis.

Nonobstant ma détestation pour la roideur des participes présents, l’exemple 2 ne « vit pas » ; c’est un résumé distancié qu’on me ferait si je n’avais pas assisté à la scène, si un tiers l’avait vu lui et me le racontait entre deux gorgées de bière blonde. Dans l’exemple 1, au contraire, chaque passe, chaque coup possède sa propre étendue ; les points résonnent avec le fracas métallique des épées qui s’entrechoquent. Pour moi, c’est organique et… eh bien, frappant.

Histoire d’enfoncer le clou avec le parallèle sur le cinéma, pensez à la longueur d’une phrase comme à la distance entre l’action qu’elle décrit et la caméra. Est-ce que votre personnage en train d’éplucher une patate se trouve au premier plan ? Tout au fond de la cuisine ? Est-il de dos ? De face ? Dans votre tête, la chef en train d’éplucher sa pomme de terre occupe-t-elle tout le champ de vision du lecteur, de telle sorte qu’on ne perçoive qu’à peine le commis de cuisine sur la droite, qui risque un coup d’œil apeuré ? Si tel est le cas, une phrase de ce type aurait tout à fait sa place :

Colette fulminait tandis qu’elle épluchait, ou plutôt écorchait une pomme de terre qui lui rappelait la tête de cet abruti de Linguini, à grands gestes tout aussi énervés que froidement déterminés. Un peu en retrait, le commis de cuisine lui jetait des regards inquiets.

Mais si on s’en fout, écrivez juste, après une description de l’action principale :

Dans un coin de la cuisine, Colette épluchait des pommes de terre.

Vous vous souvenez des mots un tantinet techniques dont je vous parlais précédemment ? Ils sont parfaits pour caser une action secondaire par effet de compactage : si vous dites que Colette parle au commis de cuisine tout en « évidant » un melon, vous mettez moins de lumière sur le geste qu’en écrivant en toutes lettres qu’elle « retirait toute la chair d’un melon à l’aide de son couteau. » Pourtant vous dites la même chose ! La quantité brute des mots pèse sûrement autant que leur choix.

Je vous laisse sur ces quelques recommandations. Maintenant que vous savez tout sur l’art de faire des phrases de la bonne longueur, et que l’allègement n’a plus aucun secret pour vous, lâchez-vous et expérimentez avec ces techniques pour élaborer votre propre style !

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : Le participe présent

Un incompris qui ne demande qu’un peu de votre temps pour saisir la valeur du sien.

J’aimerais vous dispenser un rapide cours afin de prévenir les horreurs que je mire dès l’ouverture d’un livre de grande distribution, ou d’un texte choppé sur Internet. Rassurez-vous, ce n’est rien de bien sorcier et ça vous permettra sans aucun doute d’améliorer votre écriture de façon substantielle, en vous poussant à réfléchir davantage sur votre prose !

Pour commencer, qu’est-ce qu’un participe présent ? J’allais pas faire toute une sous-partie dédiée à ça ; vous connaissez très bien cette bestiole-là. Il s’agit de la forme verbale dont la terminaison s’écrit avec –ant.

Par exemple :

Tuer >>> tuant.

Dormir >>> dormant.

Finir >>> Finissant, etc etc.

Déjà, premier constat : le participe présent n’a pas d’équivalent au temps passé, et il ne s’accorde pas selon son sujet non plus. Il n’existe qu’une forme, qui par sa nature même est donc extrêmement figée, voire statufiée, roide. Pourquoi je dis ça maintenant, et pourquoi je m’emmerde avec un rythme ternaire sur un point aussi anodin ? Pour préparer le terrain en vue de la suite, té pardi.

Quelles sont les valeurs du participe présent ?

Il peut tout d’abord exprimer un moyen, expliciter une méthode selon laquelle une action est ou va être réalisée.

« En prenant le temps d’examiner ma phrase, j’ai trouvé une façon de contourner ces affreuses limitations stylistiques que je m’auto-imposais. »

Il n’y a rien à dire de réellement pertinent sur cet emploi, si ce n’est qu’il est régulièrement tronqué par l’élision de la particule « en ». Vous trouverez ainsi des écrivains qui clameront :

« Prenant le temps d’examiner ma phrase, j’ai trouvé une façon de contourner ces affreuses limitations stylistiques que je m’auto-imposais. »

Je ne recommande pas la systématisation de cette élision, car elle amoindrit la relation initiale entre le moyen utilisé et la réalisation de l’action proprement dite en faisant glisser le sens du participe présent vers une simultanéité illusoire : ici, on a l’impression que l’examen de la phrase s’effectue en même temps que l’action de trouver, ce qui est… logiquement impossible !

Le participe présent peut aussi remplacer avantageusement une proposition relative qui complexifierait inutilement la phrase, lorsque celle-ci possède déjà plusieurs verbes conjugués et qu’il serait préjudiciable de diviser l’attention du lecteur. Ce remplacement n’est pas obligatoire, loin s’en faut, et il devra être examiné au cas par cas suivant le rythme de la phrase, l’environnement immédiat de la proposition relative, le nombre de mots composant celle-ci… Vous trouverez sûrement des situations où l’un convient tout autant que l’autre ; j’aurai tendance à privilégier le participe présent pour trancher les égalités, car les propositions relatives sont aussi utiles à la narration que rapidement redondantes (et étouffantes à la lecture), syntaxiquement parlant.

Il s’agit vraiment d’un point d’étude qui dépendra de votre style, mais s’attarder dessus ne fera jamais de mal ! Cet article vous sensibilisera peut-être davantage à la problématique quand vous vous relirez.

En guise d’illustration, trois phrases que je laisse à votre appréciation tout en vous donnant la mienne.

Cas où j’aurais laissé la relative :

« La distance qui séparait les deux ponts permettrait sans doute aux cavaliers de rattraper les fugitifs avant qu’ils ne puissent leur échapper en sautant dans l’eau. »

Raisons : autre participe présent dans la phrase + le participe présent me semble beaucoup trop statique pour une phase d’action.

Même verbe, issue différente :

« La frontière séparant les deux pays avait été l’objet d’âpres disputes, et certaines s’étaient achevées dans le sang ; qui aurait cru qu’une simple ligne tracée sur une carte nécessiterait autant d’encre rouge… »

Raisons : autre « qui » dans la phrase + phase statique de description au calme propice au participe présent.

Cas où l’utilisation de l’un ou l’autre va dépendre de votre style :

« Entre les bâtiments effondrés, un pont reliant l’Empire State Building et un immeuble voisin avait été tressé à la hâte avec des cordes. »

Très franchement, l’organisation de cette phrase n’admet pas de solution optimale : vous pouvez déplacer les morceaux, et selon ce que vous choisirez vous aurez en outre l’option d’entourer la relative « qui reliait » de virgules ou non… Suivant ce que vous déciderez, la syntaxe de la phrase vous donnera plus ou moins de place pour y enchâsser des détails supplémentaires.

Le participe présent, enfin, et c’est sans doute sa valeur la plus populaire dans l’écriture, sert à exprimer des actions se déroulant simultanément au sein de la même phrase. La confusion règne à ce sujet, c’est pourquoi je vais m’efforcer de développer, dans la suite de cet article, les raisons qui me poussent à user du participe présent avec la plus grande circonspection.

Prenons une phrase décrivant un personnage en train d’être traîné de force hors de chez lui. Ce personnage hurle, se débat, griffe les gens qui s’efforcent de le maîtriser. Tout simplement, nous pourrons écrire avec des verbes conjugués :

« Il fut traîné hors de chez lui, hurlant, se débattant, griffant les infirmiers qui s’efforçaient de le maîtriser. »

Vous remarquerez, en guise de préambule, qu’un verbe avec pronom réfléchi devient assez disgracieux une fois contraint au mode du participe présent. Voyons maintenant ce que donne la phrase avec des verbes conjugués :

« Alors qu’on le traînait hors de chez lui, il hurla, se débattit, griffa les infirmiers qui s’efforçaient de le maîtriser. »

Deuxième remarque : puisque la simultanéité doit être respectée, la conjugaison des verbes amène l’impératif de placer un marqueur de temps (ici, « alors que ») afin de renseigner le lecteur sur la concomitance des actions.

Troisième remarque : les verbes conjugués confèrent immédiatement, et sans nécessité de rajouter des indicateurs temporels, l’impression que les actions sont effectuées à la suite. Le personnage hurle d’abord sa frustration, se débat ensuite, et, en désespoir de cause, griffe les infirmiers.

Il surgit donc plusieurs axiomes que nous pouvons lister pour circonscrire les avantages de chaque mode descriptif :

— Le participe présent emporte un flou avec lui, flou permettant de « survoler » une action longue en lâchant quelques verbes qui vont se déclencher au petit bonheur la chance tout au long de la phrase. Ainsi, dans notre exemple, on imaginera plus facilement que le personnage hurle par intermittence, se débat de temps à autres, griffe au petit bonheur la chance, et ce jusqu’à ce que l’action principale, le fait d’être traîné, se résolve.

— Le participe présent autorise l’écrivain à faire l’économie d’un indicateur temporel, ce qui est un corollaire direct de l’axiome précédent mais mérite d’être souligné. Utile lorsqu’on est à cours et que le paragraphe est saturé de ces « pendant que », « alors que », « tandis que » et consorts.

— Le verbe conjugué est celui qui charrie le plus de sens et le plus d’attention pour le lecteur : il désigne très clairement l’action principale, tandis que les autres ne sont que des détails que le lecteur est libre de s’imaginer, ou non. En parcourant la phrase, on retiendra forcément que le personnage se faisait traîner, puis qu’il essayait de se soustraire à l’emprise de ses geôliers de manière secondaire. Certains éléments seront volontiers oubliés, car leur appréciation reste à la discrétion du lecteur ; vous le laissez dépeindre la scène avec davantage de latitude, après tout.

— La description avec des verbes conjugués induit par nature la séquence des actions, et son impact direct force le lecteur à imaginer précisément celles-ci dans l’ordre que vous les avez écrites. L’on peut en tirer l’enseignement qu’une description avec verbes conjugués imprimera avec plus d’insistance ce que vous racontez dans l’esprit du lecteur.

De ces quatre petites observations, une vérité se fait jour : il faut user sciemment de chaque mode descriptif, et limiter au maximum les participes présents à leur rôle, rôle que je qualifierai selon le terme « invocateur de vague ». Je m’explique tout de suite.

Par sa nature même, le participe présent donne une plus grande liberté d’interprétation au lecteur ; c’est une chance qu’il faut saisir si l’on veut décrire quelque chose s’inscrivant dans une durée très étendue avec peu de mots. Mieux encore, le participe présent supporte très bien les accumulations, et, même s’il est vrai que le lecteur ressortira souvent de ces tournures longuettes en ayant oublié comment elles avaient débuté, l’impression demeurera gravée dans sa mémoire. C’est tout ce qui compte ; vous vouliez simplement lui laisser un goût, une texture narrative en quelque sorte. Un exemple plus parlant peut-être :

« Dévastant les villages, brûlant les champs abandonnés des fermiers partis se réfugier derrière les murs des cités fortifiées, coupant des forêts entières pour nourrir son insatiable appétit, la horde des Orcs progressait avec la lenteur d’un avaleur de monde, et partout où sa patte griffue se posait les herbes noircissaient, les fleurs se fanaient, la terre se desséchait. Ils étaient les hérauts d’une apocalypse inarrêtable. »

Ici, j’englobe quelque chose de très long, qui couvre des milliers d’actions : toutes les dévastations de villages, tous les champs mis à sac, tous les Orcs qui coupent du bois, etc. Le lecteur n’aura pas forcément en tête tout ce que j’ai dit, mais la sensation de cette force ravageant tout sur son passage restera ancrée dans son ressenti du texte. Bien entendu, le centre sémantique de la phrase, en dépit de cette chair un peu graisseuse ajoutée tout autour, reste « la horde des Orcs progressait ». Voilà pourquoi il est important de ne pas dégarnir ce passage : trop souvent, et ce même dans des ouvrages publiés, l’on verra des paragraphes débuter par une accumulation de participes présents très détaillés et se terminer par un simple verbe tout tristounet, comme un soufflé retombé alors qu’il se trouvait au faîte de son volume.

Le participe présent, nous venons de le démontrer, doit se cantonner à la description externe, c’est-à-dire la narration qui n’est pas active, celle qui résume des évènements, relate des faits et tisse une toile de fond en survolant l’histoire plus qu’en la racontant dans le détail. Il semble en effet aberrant de décrire une action qui se déroulerait sous les yeux du héros avec un tel manque de précision, et, bien que la simultanéité soit quelque chose qui existe bel et bien dans la réalité physique, elle aura tendance à être réservée au seul sujet de la phrase : c’est d’ailleurs ici que vous êtes censés utiliser la tournure « en + participe présent », ou une autre structure plus aérienne.

« Mâchonnant son morceau de viande, il lui répondit d’aller se faire foutre. »

Serait déjà plus harmonieux à la lecture ainsi :

« Il lui répondit d’aller se faire foutre tout en mâchonnant son morceau de viande. »

Mais comme le participe présent est souvent évitable, on préfèrera sûrement :

« Ça ne méritait même pas qu’il cesse sa mastication ; il lui répondit d’aller se faire foutre. »

Ou bien, ma préférée :

« Il lui répondit d’aller se faire foutre entre deux mastications. »

Les possibilités de contournement sont, j’insiste, suffisamment nombreuses pour ne pas s’entêter à laisser un participe présent un peu lourdaud bazarder votre cadence. Le participe présent étant souvent synonyme de détail inutile, il ne faudra pas hésiter à remanier la phrase en profondeur pour la débarrasser de ce qui vous semblait « indispensable », mais qui ne l’est pas vraiment : dans cet exemple, il est probable que vous ayez déjà dit que le personnage mangeait de la viande à ce moment-là du récit, et préciser ce qui était en train d’être mastiqué n’apportait donc rien de bien particulier…

Avec tant de choses allant en faveur d’un participe présent absent des descriptions actives, on s’étonne donc d’en trouver une telle foultitude dans les scènes d’actions ; et ne me parlez même pas des combats, c’est encore pis. Ces scènes nécessitent en effet un effort de visualisation intense de la part du lecteur : il doit savoir avec exactitude qui fait quoi, quand, par rapport à qui, à quel moment, etc. Or le participe présent est un animal pondéreux et peu maniable : il fige les tournures, piège l’action, ne peut se conjuguer pour établir clairement qui est le réel sujet dans une phrase qui en présente plusieurs, et j’en passe. Pourquoi donc se tirer une balle dans le pied en multipliant cette forme destinée à tant d’autres choses ?

Il est ainsi regrettable de trouver des participes présents sur des verbes qui appellent à une description plus vivante et plus riche, comme, « esquivant » (sans déconner, celui-là revient à chaque fois. Décrivez le mouvement !), « se disputer », « tuer », « vaincre » et tant d’autres ! Vous êtes le conteur, vous devez donner au lecteur le moyen de se représenter le déroulement du récit comme vous l’avez conçu : évincer des paragraphes entiers par un petit participe présent, c’est avouer son manque d’inspiration, c’est dire au lecteur sans honte « tiens, démerde-toi pour imaginer ce qui se passe ». Un comble pour un écrivain ; imaginer est au cœur de notre art ! Ce n’est pas à votre lecteur de raconter un récit à votre place, et c’est en partie la raison pour laquelle je me suis mis à écrire. Oui, j’étais frustré de me sentir obligé de me représenter ce qui se cachait derrière ces grands participes présents sans l’aide de l’auteur !

Un autre danger contre lequel il me paraît opportun de vous mettre en garde : le fameux rejet en fin de phrase, la pirouette du « j’te mets une virgule puis un participe présent, et ni vu ni connu j’t’embrouille j’ai dit ce que j’avais à dire ». Cette technique, c’est le refuge ultime quand on ne sait plus quoi faire d’une phrase déjà gonflée à bloc, mais qu’il reste cette foutue action au sujet de laquelle la muse coince… Alors on se dit « bah ! c’est la conséquence de tout ce qui a été dit avant, alors… participe présent ». Et on le fait une fois, puis deux, puis trois. Parce que c’est facile, tellement tentant !

Conjuguez vos verbes ! Vous verrez que les participes présents les plus utiles et les plus pertinents ont souvent été adjectivisés par l’habitude de la langue. Recherchez ces adjectifs, ils vous offrent des possibilités inattendues pour exprimer ce que vous vouliez par des biais élégants. On citera entre autres, justement, « hurlant/e », « dormant/e », « fulgurant/e », « irritant/e »… Plutôt que de passer par une grosse tournure bien lourde avec participe présent, cherchez un moyen détourné qui tirera parti des adjectifs déjà en place. Au besoin, vous pouvez tricher un tantinet en utilisant un participe présent comme un adjectif. Le néologisme résultant sera peut-être rejeté par les puristes, mais c’est ainsi que la langue évolue.

Dans tous les cas, il ressort que les participes présents sont plus à leur aise en tête de phrase. Je n’en ai pas assez parlé parce que je les utilise peu dans ce contexte (j’ai tendance à tout conjuguer car je ne narre quasiment jamais en survol), mais l’on peut invoquer le participe présent comme une introduction :

« Coupant court à toute discussion, le général était sorti de la pièce et s’était enfermé dans son bureau pour y méditer la prochaine offensive. »

Ici, l’on ne peut pas vraiment parler de simultanéité, ni même d’une explication sur la méthode employée par le personnage : il s’agit peut-être de ce que les écrivains tentent maladroitement avec leurs rejets en fin de phrase pour exprimer une conclusion. C’est une erreur, comme nous pouvons le voir, car « coupant court à toute discussion » ne doit pas tant être perçu comme une conséquence de l’action du général sortant de la pièce que comme la raison pour laquelle il est effectivement sorti : on dira plus naturellement « Il était sorti de la pièce pour couper court à toute discussion » que « Il était sorti de la pièce, et donc avait coupé court à toute discussion ». Dès lors, le lien logique, ainsi que le sens commun le plus élémentaire, préconise le placement du groupe nominal au début plutôt qu’à la fin.

Vous noterez de même que la forme figée du participe présent l’inscrit en porte-à-faux par rapport au reste de la phrase, qui est conjuguée au plus-que-parfait. C’est bien le signe de son extrême rigidité : tous les temps de la phrase sont composés, sauf lui. Il détone quelque peu dans le paysage…

Une dernière utilisation pouvant s’optimiser pour la route : le participe présent d’un auxiliaire + participe passé qui présente la résultante d’une autre action, résultante sur laquelle la narration rebondit. C’est ce qu’on rencontrera dans une phrase du type :

« La porte ayant été démolie, les soldats purent entrer par dizaines, lames au clair. »

L’on peut supprimer ce « ayant été » sans que la phrase en soit altérée, et dégommer « pouvoir » dans la foulée :

« (Une fois) La porte démolie, les soldats entrèrent par dizaines, lames au clair. »

Ce n’est pas toujours possible, et nécessitera de vous une relecture à voix haute pour vérifier que le sens reste immédiatement déductible.

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : Écrire comme au cinéma

« Je visualise mon roman comme un film dont les personnages seraient les acteurs ». L’écrivain moderne se retrouve de plus en plus dans cette phrase ; elle nous vient d’autant plus naturellement que les séries et films se sont forgé une place de choix dans nos vies quotidiennes, et qu’ils suscitent l’engouement du public. Les mots « caméra », « script », « scènes » et « plans » entrent petit à petit dans le vocabulaire des scribouilleurs ; certains ont même abandonné le terme « intrigue » pour parler de « plot ». Ils n’écrivent plus un scénario : ils plottent.

Enhardi par les embardées épiques du Seigneur des Anneaux – dans son adaptation cinématographique, s’entend –, je me suis longtemps réclamé de ce mouvement pour justifier la manière dont j’orchestrais les batailles, dont je survolais les paysages, dont je me déplaçais au travers des édifices qui parsemaient les pages. Ma caméra était celle d’un aigle intangible et expert en voltige ; il me semblait alors que je tenais moi aussi ce que d’aucuns décrivaient à mi-voix comme une nouvelle façon d’écrire. Il y avait une telle profusion de bouquins SFF portés à l’écran qu’on pensait assister à une Renaissance du genre, et cette profusion était d’une telle qualité qu’on ne s’imaginait plus raconter autrement qu’ainsi.

Et puis, après avoir achevé le premier jet des Serres du Griffon, je me suis aperçu d’une chose, indicible tout d’abord : je n’avais pas la sensation d’avoir fini un livre mémorable, et ce, malgré un respect scrupuleux des ingrédients qui m’avaient charmé dans les grands films de la pop-culture ; ça aurait dû au moins me plaire à moi, mais non. Les personnages manquaient de consistance, l’univers semblait réduit à la seule perception de l’héroïne et ne s’animer qu’à la condition qu’elle regardât dans la bonne direction, il y avait décidément trop de combats et pas assez de dialogue, et le dialogue lui-même sonnait creux, artificiel. J’avais pourtant créé, dupliqué à ma sauce en quelque sorte, tout ce qui m’avait vissé au siège quand j’étais allé voir Les Deux Tours ! Ça m’enrageait.

Après tout, je ne m’étais pas spécialement attaché aux personnages des films Seigneur des Anneaux, pas plus que je ne m’étais spécialement attaché aux personnages de Star Wars par ailleurs ; les punchlines des uns et des autres me laissaient plutôt froid en général, trait de génie mis à part ; les univers me paraissaient bizarrement incomplets ou rétrécis aux protagonistes, autour desquels absolument tout gravitait. En repensant à ces défauts, la tempérance m’a chuchoté : « oui, mais ce sont des films qui durent deux heures, ils ne peuvent pas… » Je trouvais des excuses techniques ; je pardonnais aux acteurs de ne pas me mettre dans l’intimité de leurs pensées. C’est là que j’ai compris l’erreur fondamentale que j’avais commise en m’acharnant à transcrire l’alchimie du cinéma vers l’écrit : ce ne sont pas les mêmes formats, et, devrait-on oser, ce ne sont pas les mêmes objets.

En vérité, ce que j’avais écrit, c’était un script. Un script hyper détaillé, certes, mais rien de plus qu’un script. Or, un script, ça ne fait ni un bon film, ni un bon livre à lui tout seul.

Comment s’inspirer intelligemment du septième art ?

Un média estropié, réduit à deux sens

C’est un truc évident qu’on oublie hélas bien trop facilement : dans le mot « audiovisuel », on n’a que « audio » et « visuel ». Et encore, pour ce qui est de l’audio, on trouvera que le film « manque de son » s’il ne meuble pas tous les silences naturels avec de la musique. Un bête ratio nous prouve que le film n’a pas la moitié de ce qui compose notre expérience sensible, et qu’il a toutes les peines du monde à reproduire simplement le goût, le toucher et l’odorat ; Ratatouille, sachant que montrer le visage des acteurs n’était pas suffisant pour expliquer ce que l’on éprouve au moment de manger un plat savoureux, s’avère contraint d’employer le subterfuge du feu d’artifices afin de nous faire comprendre les découvertes du frère de Rémi, ainsi que celui du flashback pour le point d’orgue de l’histoire : le moment où Anton Ego porte la fourchette de ratatouille à sa bouche. Le film « comble » la lacune en décalant le sens, en le traduisant.

Ce que ça signifie plus concrètement, c’est qu’un film aura du mal à vous faire ressentir la caresse du soleil, le grain plus rugueux ou plus lisse d’un papier trahissant un faux, l’odeur de tabac froid qui prend à la gorge quand on entre dans une pièce. Il pourra vous le dire, il pourra effectuer un zoom sur le cendrier où trônent les mégots écrasés ou faire déblatérer un peu inutilement à un personnage « Touchez ; voyez comme ce papier glisse anormalement bien sous le doigt », vous n’aurez pas l’impression d’avoir respiré le tabac froid vous-même et touché la contrefaçon vous-même. On vous fait savoir, on vous met « au courant » ; la distance entre vous et l’action se creuse. Il est donc capital, pour un auteur, de travailler les trois sens « secondaires » et oubliés du cinéma, car ce sont ceux qui nous causent à la fois le plus d’agréments et de tourments. À bien y réfléchir, la capacité de voir et d’entendre relève des fonctions les plus pragmatiques pour un être vivant, et, si l’on équipe parfois les machines de caméras ou de micros, il n’est nul besoin de leur faire ressentir quoi que ce soit « d’organique » en leur conférant le pouvoir d’apprécier le parfum des fleurs, la finesse d’une étoffe ou les arômes d’un plat.

Pour que votre personnage ne soit pas qu’une carcasse métallique vide dans votre récit, ne vous limitez pas au flux de données visuelles et auditives brutes ! Nuancez, teintez d’autres sens, interprétez les perceptions. Trop souvent, les descriptions sont un catalogue sans âme.

Ceci étant dit, ce sont justement les limitations techniques de l’audiovisuel qui ont encouragé les créateurs du septième art à identifier avec précision quels étaient les indices dignes d’être mis en relief par la vidéo et le son. Analyser sérieusement ce sur quoi la caméra zoome, quels sont les accessoires apparaissant nettement à l’écran suivant les plans, et quels bruits ont été choisis pour ressortir au mixage revêt un intérêt certain : on peut amincir les descriptions au besoin, en se limitant aux éléments ayant la plus grande charge symbolique pour le spectateur. Pour caractériser rapidement un personnage secondaire, ou présenter une nouvelle menace en quelques mots, la méthode cinématographique s’avère riche d’enseignements ! L’on reproche parfois aux auteurs classiques de se perdre dans des descriptions disproportionnées à l’importance dans l’intrigue ; évitez-vous cet écueil en prenant exemple sur les astuces construites par les décennies de pratique.

L’absence de narration et ce qui en découle dans les dialogues

Je vais probablement me faire lyncher pour avoir écrit ça, mais tant pis : vous devez perdre cette habitude cinématographique d’exposer l’univers et le scénario à travers le dialogue. Une actrice qui répète une évidence comme « notre vaisseau possède trois réacteurs » en regardant la caméra, c’est, implicitement, une actrice qui s’adresse au public : aucun des personnages présents n’a besoin qu’on lui rappelle le nombre de réacteurs du vaisseau, et le fait même de cadrer sur l’actrice en lui disant de fixer l’objectif suscite l’illusion d’un tête-à-tête avec le spectateur. Dans un roman, ça ne fonctionne pas ; personne ne se représente un protagoniste avec le visage tourné « hors du livre » au moment d’un dialogue, et, à moins que le propre du bouquin soit de s’adresser au lecteur, celui-ci aura davantage tendance à se considérer comme un genre « de confident invisible », dont les personnages n’ont pas conscience, que comme une entité à qui l’on peut parler.

Tout ceci résulte de la difficulté qu’a le cinéma à utiliser un narrateur, cette sorte de voix omniprésente dans un livre et qui, par son absence, oblige les films à se doter d’une bande-son. Quand toutefois ils existent, les narrateurs cinématographiques se bornent à des interventions très ponctuelles, au début de l’histoire ou exceptionnellement pour appuyer une transition ; on éprouverait de la gêne à s’immerger dans Le Seigneur des Anneaux si une voix désincarnée interrompait les comédiens toutes les dix secondes pour nous informer que « Le Gondor était un royaume plus au sud, gouverné par une lignée d’intendants depuis que les derniers Numénoréens s’étaient éteints avec la folie d’Isildur ». Or, cette info, il nous la faut pour saisir l’embarras de Boromir quand il s’aperçoit qu’Aragorn est devant lui ! Alors on « triche », et la triche est d’autant moins voyante que l’intensité de la révélation est extrême pour Boromir, mais le fait demeure que la première partie de sa réponse, « Le Gondor n’a pas de roi », ne s’adresse en aucun cas aux autres membres de l’assemblée. Heureusement, la qualité de l’écriture camoufle, par un effet de style lorsque Boromir appuie d’un « et il n’en a pas besoin », la petite leçon de géopolitique qu’il donne sur le Gondor. Tous les films n’ont pas cette élégance.

Vous pouvez, à dose homéopathique et préférentiellement au moyen d’un personnage « mentor », distiller des pans de votre univers par des dialogues choisis avec soin. Évidemment, si votre protagoniste doit apprendre quelque chose parce que c’est un fermier élu de la destinée prophétique du dragon sorcier (sic), vous devrez l’extraire de sa cambrousse et ménager des endroits où le mentor explique la vie au jeune blanc-bec ; ça caractérisera à la fois le vieux sage et sa relation avec le héros. Mais dans tous les cas, et par pitié, délestez vos dialogues de toutes ces phrases que personne ne dirait dans la vie réelle et placez-les dans la narration ! On rencontre encore trop de réunions de conseils d’administration où un personnage décrit, à voix haute et comme si c’était une découverte pour tout le monde dans la pièce, les produits commercialisés par la société. Franchement, qui croira que les actionnaires avaient besoin de ça ?

La focalisation interne, un accès direct et permanent à la psychologie

Le jeu d’acteur a ceci de fabuleux qu’il permet, par identification visuelle et empathie, de connaître immédiatement l’humeur du personnage. Vous pourriez essayer de décrire le froncement de sourcils le plus minutieux pour coller à l’image que vous vous faites de la « scène », vous n’y parviendrez – peut-être ! – qu’au prix de lourdeurs effarantes ; un acteur n’aura qu’à… froncer les sourcils de la façon qu’il juge opportune, selon ce qu’il estime être la disposition de son personnage sur l’instant. Revers de la médaille : cette identification visuelle nous laisse libres d’y lire ce que nous y voulons, et bien qu’on puisse déterminer en quelques secondes qu’une personne est triste, les motifs de sa tristesse ne seront jamais que des hypothèses tant qu’elles ne seront pas extériorisées explicitement. Voilà pourquoi, dans les films hollywoodiens, un héros ne reste jamais seul très longtemps si les raisons de ses émotions ne sont pas claires : soit quelqu’un viendra discuter avec lui, soit le héros se mettra à parler tout seul – invitant de fait le spectateur à s’asseoir auprès de lui ; il n’est donc plus exactement esseulé.

Ça tombe sous le sens, je ne dis pas ici qu’un personnage de roman n’a pas le droit d’avoir des monologues ; l’esprit d’Erwin Rommel m’est témoin que je pense assez souvent à voix haute. Je ne dis pas non plus que toute description « surfacique » des émotions est à bannir – au contraire ! Il est cependant dommageable de constater que les auteurs ne profitent pas tous de leur focalisation pour nous ouvrir les portes de la psyché du personnage principal. Je m’explique sans tarder.

La plupart des romans adoptent une focalisation interne, c’est-à-dire qu’un personnage donné, celui qu’on nomme souvent le « principal » ou le « protagoniste », va servir de fenêtre sur l’histoire ; on verra celle-ci par son prisme, « par ses yeux » – et ses autres sens, hein. Bon. De là, toute la narration sera teintée des convictions issues de la focalisation : les personnages aimés seront dépeints sous un jour reluisant, à l’inverse pour les personnages détestés, et toutes les idéologies, tous les concepts seront eux aussi présentés avec des mots correspondant aux pensées et à l’inconscient du protagoniste. C’est cette focalisation interne qui vous permet, en tant qu’auteur, d’amener le lecteur à comprendre les motivations de votre personnage. Vous pouvez parler de la pire ordure qui soit à première vue, si votre psychologie tient debout et qu’elle transpire de votre écriture, votre lecteur n’ira – je l’espère – pas jusqu’à cautionner les agissements de votre anti-héros, mais il s’attachera fatalement à lui. Dans d’autres contextes prêtant moins à la légèreté, on appelle ça le « syndrome de Stockholm ».

Rendre compte des actions n’est pas suffisant dans un livre ; vous devez les motiver. Et cette motivation passe par des choix aussi anodins en apparence que de préférer « poubelle » à « bagnole » pour introduire la voiture que le protagoniste n’en peut plus de devoir conduire.

La différence majeure entre le lecteur et le spectateur : l’effort conscient de visualisation

L’époque tend à négliger la puissance du cerveau humain ; prenons quelques secondes pour évaluer le parc d’ordinateurs, les armées de programmeurs, les kilomètres de code et la complexité d’une installation qui pourrait, à partir d’une série d’instructions aussi abstraites que des mots, faire naître des personnes de chair et de sang, de la joie, de la douleur, des trahisons, du suspense, des mégalopoles futuristes ou des landes désolées. Quel logiciel pourrait remplacer ce don inné et multiple que nous avons pour la réappropriation ? À chaque lecteur une version unique de l’histoire contenue dans le roman, alors que nous regardons tous le même film.

L’écrivain, par ce jeu d’instructions dont il abreuve le cerveau de ses lecteurs, les rend actifs et leur donne, pour la durée du texte, une quasi-omnipotence sur tous les éléments qu’il a semés ; plus d’un lecteur se sera d’ailleurs surpris à constater qu’il avait, sans le vouloir, changé la couleur des cheveux ou des yeux de tel personnage afin de satisfaire sa fantaisie. Cette jouissance du récit ne va pas sans un prix à payer : la difficulté de l’exercice peut éreinter le lecteur occasionnel, noyé sous un flux de détails parfois trop épais, et qui n’avait ouvert le livre que pour « se détendre ». Le juste dosage de détails et le niveau de sophistication à atteindre ne sont pas le propos de cet article ; ce sont des questions ayant davantage trait aux gens que vous voulez divertir qu’à la « bonne » technique. Ce que j’aimerais aborder plutôt, c’est que vous avez la possibilité, par l’écrit, de laisser le lecteur « bosser à votre place » à certains endroits bien particuliers de votre histoire. Là encore, il s’agit d’un outil qui nous est offert par la narration.

Un film ne peut pas vraiment raconter « au discours indirect » ; il ne peut pas « faire défiler en accéléré » les moments de flottement dans votre histoire non plus, et encore moins vous dresser un tableau exhaustif de ce qui s’est déroulé pendant une ellipse ou l’absence des personnages. Tout ce qui est contenu dans le film l’est en temps réel, devant les spectateurs ; le reste n’est qu’allusion, et l’on peut donc dire que la totalité du film se fait dans un style direct où alternent actions et dialogues.</p>

Dans un roman, vous êtes libres de retracer la généalogie de cette famille sur un millénaire, le temps d’une page ; vous êtes libres de dire à votre lecteur comment la ville, que les personnages avaient laissée derrière eux au tome 1, a évolué lorsqu’on en reparle au tome 4. La quantité théorique d’informations que vos personnages glanent pendant le récit est infinie, et vous pouvez fort bien raconter l’histoire parallèle d’un autre individu notable mais éloigné des héros, à la faveur de quelques anecdotes glissées çà et là dans votre livre ! Ce style indirect de narration « en survol », qu’affectionne Tolkien dans le Silmarillion pour ne citer que lui, contredit le fameux adage du « show, don’t tell » avec lequel je suis généralement d’accord ; c’est qu’il nécessite le déploiement d’une écriture ciselée pour être plaisant à lire, et fatigue très vite le lecteur parce qu’il se repose sur sa capacité à produire une histoire au style direct à partir de votre résumé.

Je ne vous cache pas que ce procédé peut rapidement s’avérer casse-gueule, mais il a au moins l’avantage de prouver à votre lecteur que votre monde « vit » au-delà du champ de vision de votre personnage. La cohérence générale de l’univers s’en trouve grandement améliorée ! Et puis, c’est l’occasion de bûcher un peu son style ; il est certes plus délicat de raconter une histoire entière et agréable sur deux paragraphes que sur trois-cents pages.

Le film et ce qu’il nous a appris sur l’art de la mise en scène

La fiction entretient un lien étrange avec le réel : elle souhaite s’en rapprocher le plus possible tout en le travestissant, en le magnifiant. Dans le cinéma comme dans la littérature, une convention tacite stipule qu’on doit taire ce qui n’est pas digne d’être raconté – mais comment articuler un récit auquel s’identifier si aucun de ses éléments ne s’ancre dans un quotidien digne d’être raconté ? Cette recherche du vraisemblable plutôt que du vrai a pris un tournant beaucoup plus marqué avec l’avènement du cinéma ; on pourrait invoquer diverses explications mais je me hasarderai à l’hypothèse qu’il est plus aisé de galvauder la banalité avec des mots qu’avec des images. Résultat des courses, les récits prenant place dans un quotidien « trop fidèle » ne convainquent plus autant le lectorat que jadis. Ce lectorat est en outre devenu plus exigeant en matière de mise en scène parce que le cinéma l’a armé en ce sens : on pouvait écrire des descriptions de duels à l’épée vagues et s’en sortir avec les honneurs du temps de Dumas, mais en 2017, tout le monde a déjà vu une dizaine de duels à l’épée très poussés au bas mot, rien qu’avec les blockbusters et les séries à succès.

Je me suis pour ma part toujours trouvé démuni lorsqu’il s’agissait de situer les personnages dans l’espace des œuvres classiques ; le sens de la composition n’avait pas encore été théorisé par les efforts des cinéastes et il en ressort que les auteurs faisaient « flotter » leurs personnages de tirade en tirade. Cette indigence de la mise en scène fait que nous avons du mal « à rentrer dedans », entendu par-là que l’espace se révèle assez hermétique car confus ; c’est comme tenter d’atterrir sur une planète nimbée d’une brume opaque. Pas très invitant !

Au-delà de ce que les chorégraphes ont apporté de bon ou de mauvais à l’aspect des batailles et autres combats, c’est une véritable recherche stylistique qui est à soupeser pour développer sa propre manière de placer les personnages, d’organiser le décor, de traiter les mouvements. Le film possède son langage pour en parler ; l’esthétique de la composition, crucial pour une œuvre avant tout visuelle, a fait l’objet d’une étude autrement plus élaborée qu’en littérature et, même si vous aurez compris à la lecture de cet article qu’il est dangereux de vouloir à tout prix copier le cinéma, suivre quelques préceptes en la matière ne pourra que faciliter la représentation que le lecteur se fait de votre texte. Il n’y a pas de secret : si vous écrivez flou, on vous lira à travers une paire de lunettes floues.

En conclusion…

Il est éminemment humain de désirer un rendu pour son livre qui égale la furie monumentale d’un Star Warsou d’un bon… James Bond – ne me lancez pas de trop gros cailloux. Je crois d’ailleurs qu’il est sinon vital, au moins sain de poursuivre ce genre de buts impossibles pour éviter de s’embourber dans la routine d’une écriture plan-plan, et chercher un souffle comparable à ce qui vous a fait vibrer au cinéma ne saurait être une mauvaise idée en soi ; les inspirations ne le sont jamais. Tout ce que vous allez assimiler au gré de vos lectures, de vos visionnages et de vos écoutes, constituera progressivement votre patrimoine créatif, et vous constaterez, si vous n’avez pas déjà lu mes autres articles, que je préconise de lever son nez des bouquins pour pêcher des idées fraîches ailleurs.

Cependant,

Il est éminemment absurde de penser pouvoir adapter une pièce de théâtre en peinture, de penser pouvoir sculpter un film, de penser pouvoir faire prononcer des mots audibles et concrets à de la musique. Le cinéma « efficace », avec ses codes, ses formats sanglés entre 1h30 et 2h, son rythme calé à un nombre d’images par seconde fixé, son cadre étréci à l’objectif de la caméra, est un média obéissant à des règles de construction sans équivalence avec la littérature, bien plus malléable et élastique que ce premier. Pardonnez-moi l’expression, mais si les « films d’auteurs » qui se prennent pour des essais philosophiques ou du nouveau roman sont perçus – à juste titre ? – comme ennuyeux à mourir par le grand public, ne serait-il pas logique que les « livres de cinéastes », que certains s’efforcent d’écrire, ne soient que moyens au mieux ? Le script, soit littéralement « le film au format écrit », ce document purement technique et indigeste en diable, est-il la forme que vous fantasmez pour votre écriture ? En avez-vous déjà lu un, pour voir ?

Allons ! Vous vous limitez ! Pourquoi se rêver Michael Bay quand on peut devenir Dieu ?

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Maxime Duranté : F.A.Q.

Q. Pourquoi as-tu écrit tout ça ?
R. Ce contenu était destiné à une maison d’édition appelée l’Attelage, d’où les références qui y subsistent. Je postais régulièrement les articles dans la section blog, à la fois pour nos auteurs et pour les visiteurs que ça pouvait intéresser.
Q. Pourquoi les mettre en ligne gratuitement ?
R. Premièrement, parce que je n’ai plus de projet qui se prêterait à un tel contenu. Deuxièmement, parce que ce contenu était déjà gratuit et déjà accessible librement, donc autant qu’il le reste. Troisièmement, parce que le travail nécessaire à la réfaction de ces articles est tout bonnement colossal et que je sais très bien que je n’aurai jamais le courage de m’y mettre !
Q. J’ai bien aimé certains extraits, où puis-je trouver les œuvres concernées ?
R. Ce serait compliqué de tenir à jour un index avec tous les auteurs et leurs romans. Je vous conseille de chercher le nom sur Google : la plupart des personnes citées ici sont encore publiées.
Q. Comment te soutenir pour ce travail ?
R. Le meilleur soutien que vous puissiez offrir à ces articles, c’est de les partager autour de vous ! Ils sont là pour ça et c’est ainsi qu’ils continueront à vivre. Si vous souhaitez m’adresser un message ou suivre mes prochains projets, vous pouvez également passer sur mon Twitter faire coucou. Pour les personnes qui n’en viendraient pas, mon nom d’utilisateur est @Maxime_Durante.
Q. Réécriras-tu des articles de stylistique ?
R. Grands dieux non ! C’est vraiment très fastidieux parce que j’ai une approche de déconstruction presque élémentaire ; elle requiert une rigueur intellectuelle épuisante sur le long terme. De toute façon, ces articles étaient censés fournir un socle technique aux auteurs de la maison d’édition ; comme j’ai abandonné toute ambition d’en remonter une, je n’ai plus la motivation de m’y remettre.

Par Maxime Duranté, @Maxime_Durante (sur Twitter).

Nous contacter :

8, rue Brillat-Savarin 75013 Paris

tel : 01 40 05 02 98

contact@souffles-litteraires.fr